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Il était un Metro

Il y avait bien un métro à Beyrouth. On y accédait par une bouche improbable et quelques volées de marches mal éclairées. Sur le quai (sol métallique, miroirs et chaises de bar en skaï rouge des années 1960), on attendait l’ouverture du rideau de velours donnant accès à un vertigineux transport en commun. On se serrait sur des banquettes vétustes, autour de tables bancales. On pouvait boire, se sourire entre inconnus et s’aimer avec les yeux en chantant à l’unisson de la troupe du Hishik Bishik Show, spectacle immuable créé par Hisham Jaber « en hommage à l’univers, à l’ambiance et à la musique des cabarets et des mariages égyptiens du début du XXe siècle ». Voyage d’un soir, vertical, dans les profondeurs du temps mais aussi de l’espace, au plus près des entrailles de Beyrouth où tout semble figé dans des souvenirs d’avant-guerre.

La salle de Metro al-Madina ferme ses portes. Mais que les inconditionnels se rassurent, le spectacle continue. Après les dernières représentations à Hamra, fin décembre, la troupe déménage dans un lieu qui n’a pas encore été annoncé. Il faut bien que tout change pour que rien ne change, dit la sagesse.

Il n’empêche. La pétillante Yasmina Fayed, son énergie, son humour et ses hilarants costumes de scène, le bouleversant Ziad Jaafar, dont le violon et la voix feraient pleurer les pierres, l’accordéon fou de Samah Abi el-Mona, les numéros désopilants de Roy Dib, par ailleurs immense artiste visuel et scénographe, et les chanteurs Lina Sahab, Wissam Dalati, et les arabesques de la danseuse Randa Makhoul, et les percussions de Bahaa Daou… Tous ces talents généreux réunis sur les planches disjointes de la scène divisée par une colonne insensée, depuis cette salle décatie et d’un autre âge, ont réussi à restituer à Beyrouth un peu de son âme depuis le début de l’aventure, un soir de 2011.

Voilà donc onze ans que le Hishik Bishik Show nous fait, sans discontinuer, son Broadway et son West End, drainant vers Metro al-Madina tous les nostalgiques désorientés par un Beyrouth tantôt prospère et singeant le Golfe, et tantôt misérable, obscur, étranglé par des annus horribilis à répétition. Onze ans, surtout, que hauts ou bas, bon an, mal an, la rue Hamra voit régulièrement arriver de joyeux pèlerins qui ne manqueraient pour rien au monde ce rituel qui s’achève immanquablement par une chanson populaire, El-Ataba gazaz, dont les paroles, prémonitoires, disent à peu près : « Le seuil est en verre et l’escalier plastique sur plastique », mais dont le rythme binaire conduit vers une transe bienfaisante d’où l’on sort ivre et heureux.

Et comme pour tout pèlerinage, le chemin est primordial. Si l’on taillait une carotte dans la rue Hamra, on y lirait l’insouciance des Trente Glorieuses, les débats animés sur les terrasses des cafés, les bouquinistes des trottoirs, l’élégance, la diversité et la douceur de vivre, la sauvagerie des guérillas, la disgrâce des années de guerre, les hôtels clinquants puis à nouveau borgnes, les bars élégants puis sordides, les ateliers d’artistes nichés dans les impasses, les soirées avinées sous les bombes autour de quelques poètes et musiciens piégés dans un temps qui n’était pas le leur. Sans même en parler, Metro al-Madina conservait l’intensité de ces époques en tout point déraisonnables qui ont façonné les habitants de la ville, et tout cela revenait dans les voix et les gestes. L’intelligence de ce cabaret a été de maintenir une continuité, offrant un repère rassurant dans une ville où chaque jour impose de nouveaux renoncements.

On en dirait autant du Lido de Paris. Pas besoin d’être amateur de ramages et de plumages pour regretter la transformation de ce lieu mythique, qui a tant fait rêver nos aînés, en « Lido2Paris », un cabaret contemporain sans histoire et sans histoires.

En attendant de découvrir la nouvelle salle de la troupe de Hisham Jaber, il nous semble plus que jamais primordial de soutenir les rares scènes de Beyrouth. Ces théâtres, dont le Monnot, contribuent à créer du lien, à protéger les artistes qui sont le sel de cette terre. À défaut de quoi, comme cet enfant qui, un soir, ramassait des paillettes tombées de la traîne d’une comédienne, il ne nous restera que le souvenir d’une étincelle au creux de la main.

Il y avait bien un métro à Beyrouth. On y accédait par une bouche improbable et quelques volées de marches mal éclairées. Sur le quai (sol métallique, miroirs et chaises de bar en skaï rouge des années 1960), on attendait l’ouverture du rideau de velours donnant accès à un vertigineux transport en commun. On se serrait sur des banquettes vétustes, autour de tables bancales. On...

commentaires (3)

"Un métro nommé nostalgie", pour paraphraser l'écrivain. il paratît que les mots sauveront le monde. Excellente "Impression" de ce matin.

Nabil

12 h 30, le 08 décembre 2022

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Commentaires (3)

  • "Un métro nommé nostalgie", pour paraphraser l'écrivain. il paratît que les mots sauveront le monde. Excellente "Impression" de ce matin.

    Nabil

    12 h 30, le 08 décembre 2022

  • Merci Madame pour cette belle photo d'un temps... Que j'aimerai bien pouvoir le revivre

    IRANI Joseph

    09 h 36, le 08 décembre 2022

  • Toujours ravie de vous lire. Juste une précision à propos de la formule "il faut que tout change pour que rien ne change" elle est prononcée par le Prince Salina dans "le Guépard" écrit par Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Cordialement.

    Lilou BOISSÉ

    00 h 47, le 08 décembre 2022

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