Au 14 de la rue Bonaparte, plus précisément à l’entrée de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, une affiche jaune-orangé, couleur du soleil lorsqu’il décline sur la Békaa, indique l’exposition « Baalbek, le grand voyage » (l’institution française a adopté l’orthographe sans le « c », NDLR) qu’accueille jusqu’au 15 janvier le cabinet des dessins Jean Bonna. Pourquoi les Beaux-Arts ont-ils décidé de consacrer cet événement à l’ancienne Héliopolis des Romains ? se demande-t-on instinctivement.
« C’était notre manière d’adresser notre soutien au Liban par le biais artistique », répond Emmanuelle Brugerolles, commissaire de l’exposition mais aussi conservatrice générale du patrimoine aux Beaux-Arts et directrice des études pratiques. « Il y a aussi un lien personnel que j’ai avec le Liban, du fait que mes parents étaient très proches du peintre Chafic Abboud, et que j’ai ainsi grandi parmi ses œuvres, dont certaines sont encore chez moi », poursuit-elle. C’est donc une exposition à la fois éclairante, comme le sont les (grands) voyages, et émouvante, à l’instar de toutes ces preuves de soutien dont fait l’objet le Liban depuis déjà trois ans, qui se déploie sur les murs du cabinet des dessins, sorte d’antre créatif des Beaux-Arts parisiens.
Le grand voyage d’Achille Joyau
Éclairante puisque « Baalbek, le grand voyage » propose, à partir de précieuses et rares archives appartenant à l’école en question, un regard totalement inédit sur cette cité du Soleil dont les Libanais pensent qu’elle ne leur réserve aucun secret. Erreur. Car il ne s’agit en aucun cas d’une énième exposition centrée sur l’archéologie du lieu, mais plutôt sur l’histoire de deux pensionnaires de l’Académie de France à Rome, Achille Joyau et Gaston Redon, qui, en 1865 puis en 1887 respectivement, se sont rendus à Baalbeck dans le cadre de leur cursus, dans le but d’étudier le site puis d’en proposer une rénovation. En ce sens, les vingt-cinq toiles exposées – « des trésors, des chefs-d’œuvre », comme les décrit la commissaire de l’exposition – sont constituées d’une part de ce qu’on appelle un « état actuel des lieux », c’est-à-dire des représentations à l’aquarelle du site de Baalbeck en 1865 puis en 1887, soit avant les premières fouilles qui ont eu lieu là-bas en 1898 ; et d’autre part de dessins représentant une restitution du site, c’est-à-dire une restauration.
« Dans le cadre de leurs études à l’Académie de France à Rome, les pensionnaires qui recevaient le prix de Rome étaient invités, en quatrième année, à séjourner sur le site d’un bâtiment antique pour en imaginer la restauration. Une fois rentrés, ils devaient présenter des dessins et un rapport soumis à un jury des Beaux-Arts où ceux-ci étaient exposés, avant d’intégrer la collection de l’école », explique Emmanuelle Brugerolles. Après que des pensionnaires se furent rendus à Pompéi, Naples, dans la péninsule italienne puis en Grèce, Achille Joyau, qui avait déjà visité Baalbeck en première année d’études, demande à y revenir dans le cadre de son envoi. « C’était une démarche personnelle, le site l’ayant profondément marqué lors de son premier voyage », souligne Mme Brugerolles. Son itinéraire, en cheval ou caravane, est d’ailleurs reconstitué dans le cadre de l’exposition, accompagné par exemple d’un croquis du quartier de l’Ezbekieh au Caire qu’il dessine en chemin vers le Liban. Joyau passe dix mois à Baalbeck, seul, avec peu d’argent et dans des conditions assez difficiles. Il y revient avec quatre états actuels, chacun présentant le site d’un angle différent.
En graphite, encre noire et aquarelle sur papier bleu, ses dessins montrent, tour à tour, et selon des perspectives différentes, les temples de Jupiter et de Bacchus enveloppés d’une nature luxuriante, généreuse, presque comme des oasis au milieu du ciel d’un bleu impossible. « Joyau a, d’une part, témoigné à travers ses dessins du gigantisme du lieu, mais dans un souci du détail époustouflant, avec un goût pour la stéréotomie et les nuances de l’appareillage des pierres, entre époque gréco-romaine et muraille arabe », relève Emmanuelle Brugerolles.
… Puis celui de Gaston Redon
Pour ses restitutions, Gaston Redon déploie son savoir en architecture gréco-romaine et propose une réinvention totale du site avec des sculptures romaines, des pilastres d’ordre corinthien, une galerie rythmée par des statues dans des niches avec des frontons triangulaires ou curvilignes, et des frises animées par des vignes et des animaux fantastiques. « À tel point qu’aux Beaux-Arts, on avait trouvé son imagination un peu débordante », sourit Emmanuelle Brugerolles. Ce n’est que vingt ans plus tard, en 1887, que Gaston Redon (frère du peintre Odilon Redon) choisit également de faire son exercice d’envoi à Baalbeck.
Il demande d’abord à consulter les dessins de Joyau, « si bien que, de prime abord, on peut penser qu’il les a copiés », dit la commissaire de l’exposition. Or, en parcourant les états des lieux que propose Redon, on se rend compte que son approche, sa manière de regarder le site de Baalbeck n’a rien à voir avec celle de Joyau. Son ciel est blanc, presque invisible, afin de mettre en relief la monumentalité des lieux qui le fascinent. Ses dégradés de tonalités vont du jaune-orangé au marron, puis au gris, et laissent entrevoir, à travers un jeu d’ombres et de lumières, les textures qui font la « peau » de la cité du Soleil. Ses paysages semblent désertiques, presque lunaires, seulement tramés d’une caravane et de dromadaires qui évoquent les premières traces de commerce. Pour sa restitution des lieux, « il va jusqu’au bout du travail », comme le souligne Emmanuelle Brugerolles, en imaginant le gigantisme du site mais aussi celui de l’Empire romain qui y a laissé son empreinte. Sa réinvention de Baalbeck est un clin d’œil à la place du Capitole de Rome, avec ses mythiques Dioscures et ses escaliers où court la lumière.
Et là, même de loin, même depuis la rue Bonaparte aujourd’hui, on se souvient, à la faveur des précieux dessins de Joyau et Redon, de ces deux ingrédients qui font la magie de Baalbeck : son gigantisme et sa lumière…
*« Baalbek, le grand voyage » au cabinet des dessins des Beaux-Arts, de mercredi à dimanche, de 13h à 19h, 14, rue Bonaparte, 75006, Paris.
C'est beau, c'est magnifique, et je crois fidèle au site de l'époque. Comme j'aimerai le visiter également...
11 h 07, le 05 novembre 2022