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Lifestyle - Beyrouth Insight

Eli Rezkallah, talent aiguille

À travers l’ouvrage « Life in Plastik »* qui lui est consacré et qui vient de sortir, c’est l’œuvre du photographe et directeur artistique, fondateur de Plastik Studios, qui est cartographiée. Son langage esthétique qui ressemble un peu à ces bonbons colorés et édulcorés mais qui piquent la langue, inspiré par l’anxiété mêlée de déni de sa mère et des femmes libanaises à l’ombre desquelles Eli Rezkallah a grandi...

Eli Rezkallah, talent aiguille

L’auteur a lancé son ouvrage chez Rizzoli Books à New York en début de mois. Photo DR

Il y a, dans l’enfance d’Eli Rezkallah, un complexe balnéaire situé dans les environs de Tabarja, sur la côte nord libanaise, où le fondateur de Plastik Studios a passé les premières années de sa vie, été comme hiver, de 1986 à 1992. Il s’agit du Santa Theresa Playa, ce genre de resort en front de mer dont seul le Liban a le secret et qui servait de refuge à des Beyrouthins – à l’instar de la famille de Rezkallah – fuyant une capitale de la douleur. Le Santa Theresa Playa, avec sa piscine dont les eaux irisées semblent se confondre avec le bleu de la mer, son béton symptomatique des années 80 et ses parasols en paille, l’odeur de l’huile solaire qui se mélange à celle de l’iode, les pêcheurs aux épaules cramées, les corps en sueur à la fois tourmentés par tout ce qui se passait à cette époque et en même temps désinhibés, indolents, presque insolents, par on ne sait quel mystère.

Les couvertures de « Plastik » provoquent à chaque fois des chocs sismiques au rayon magazines. Photo Eli Rezkallah

Dès les premières pages du livre Life in Plastik qui lui est consacré (sorti le 5 octobre), on comprend que le Santa Theresa Playa est un lieu déterminant du parcours d’Eli Rezkallah. C’est un laboratoire visuel où, sans le savoir, s’est construit l’imaginaire acerbe et édulcoré que ce photographe et directeur artistique a par la suite déployé au sein de Plastik Studios qu’il a fondé en 2008. « Je parle beaucoup de ce lieu parce qu’il m’a profondément marqué. Il me semblait d’autant plus irréel, surréel, qu’il agissait d’une sorte de bulle en retrait de la folie et la violence du Liban à l’époque », dit-il. D’étés en hivers, le garçon observe ainsi le Santa Theresa Playa se transformer en un espace fantomatique, un tombeau des souvenirs d’été : « Passer d’un plateau de film pendant la saison estivale aux coulisses de ce film quand vient l’automne ; et donc être en même temps une source de joie et d’anxiété. Ce mélange-là, je m’en suis rendu compte en rétrospective, est le pilier de mon esthétique. »

Autoportrait d’Eli Rezkallah à Los Angeles en 2020.

Ce que Beyrouth aurait pu être

Quand on dresse le portrait d’une personne dans ces pages, on a souvent l’habitude de mentionner ses années d’éducation à l’école ou l’université. L’école d’Eli Rezkallah, où en tout cas celle qui a formé et posé les jalons de sa pratique artistique, n’a rien à voir avec les ordinaires bancs de classe. L’école d’Eli Rezkallah, ce sont les heures qu’il passait aimanté à son poste de télévision, à desquamer la moindre apparition de l’icône égyptienne Sherihan, « mon obsession ultime », à retenir par cœur chacun des épisodes de l’émission pour enfants Mini Studio à la MTV. « C’était des moments cultes des années 90, des mondes alternatifs où je m’évadais, en pensant que le reste des enfants faisaient pareil. Ce n’était pas le cas pourtant », se souvient-il. L’autre école d’Eli Rezkallah, ce sont toutes les femmes à l’ombre desquelles il a grandi, notamment sa mère au sujet de qui il confie : « Un peu comme toutes les femmes qui font partie de la génération de la guerre civile libanaise, elle était simultanément belle et inquiète. Il y avait quelque chose d’extravagant en elle, une coquetterie poussée à l’extrême qui dissimulait des non-dits, une anxiété sourde. Toutes ces femmes-là, en même temps engoncées dans une réalité difficile et loin du réel, ont forgé ma manière de représenter les femmes dans mes images.

Pour mémoire

Miley Cyrus Goes « Plastik »

Cette tension entre l’apparence et l’intérieur est une idée qui sous-tend mon travail. » Nourri et inspiré de toutes ces esthétiques, de toutes ces complexités, Eli Rezkallah se sent à l’étroit dans son cursus universitaire, des études de cinéma à l’USJ qu’il laisse tomber en première année. « Le travail a remplacé mon éducation universitaire », affirme ainsi celui qui lancera en 2008, à 21 ans seulement, Plastik, « une plateforme qui m’a permis de présenter une suggestion de ce que Beyrouth aurait pu être ». Très vite, à la faveur de projets visuels, éditos de mode ou commissions pour des clients, le photographe et directeur artistique met en place un vocabulaire esthétique qui lui est propre et qui a en tout cas le mérite de ne pas laisser indifférent : des images qui ressemblent un peu à ces bonbons colorés et édulcorés qui piquent la langue. Des images de femmes et d’hommes mi-réels, mi-avatars, d’apparence enrobés de quelque chose de candide mais dont la perfection graphique se fissure pour laisser entrevoir des failles d’anxiété. Le succès est tel qu’Eli Rezkallah fonde Plastik Magazine en 2009, « où (s)on travail,

(s)a vision du monde et celle de talents du Moyen-Orient étaient mis en lumière », avant de rassembler toute son activité sous le label Plastik Studios en 2014. Les couvertures de Plastik provoquent à chaque fois des chocs sismiques au rayon magazines, avec tour à tour Paris Hilton, Miley Cyrus, Elissa, les drag queens Symone, Violet Chachki et Sasha Velour, ou encore la queen ultime des drag queens, RuPaul Charles, qui porte aux nues le travail de Rezkallah.

À travers « Life in Plastik », c’est l’œuvre du photographe et directeur artistique, fondateur de Plastik Studios, qui est cartographiée. Photo Eli Rezkallah

La fin du déni

Et de nuancer, à ce propos : « J’aime l’ambiance qui se dégage d’une salle une fois qu’une drag y entre. Toutes les règles sociales deviennent vaines et il y a une magie qui naît du fait qu’on ne sait plus trop comment se comporter ou où situer ces drag queens. C’est cela même que je tente de formuler à travers ces images. » En jouant justement de toutes ces frontières invisibles entre les genres et les émotions, en allumant les néons roses de Plastik sur la rue Gouraud à Gemmayzé, dont les studios deviennent l’un des piliers créatifs, Eli Rezkallah installe en plein cœur de Beyrouth « (s)on fantasme d’une ville libre et ludique, sorte de monde fantastique sans conflits ni inhibitions ». « Après la double explosion du 4 août 2020, et que nos studios de Gemmayzé ont été complètement pulvérisés, ce projet, ce fantasme n’avait plus le même sens. J’ai décidé d’exploser cette bulle et de m’installer à New York où j’ai monté une équipe de 3 personnes, en plus de celle de Beyrouth. D’une certaine manière, j’en ai d’abord voulu à ma mère, à mes parents, de continuer à croire en ce pays, avec tout le passif qu’ils avaient sur leurs épaules. Mais aujourd’hui, avec le temps, je ne juge plus, je comprends que le déni soit malheureusement leur seul outil. »

Pour mémoire

Un canular, l’art de Saint Hoax ?

La notion de déni est d’ailleurs l’une des matières premières du livre Life in Plastik, aux éditions Lannoo, que le photographe et directeur artistique a lancé chez Rizzoli Books à New York en début de mois. L’ouvrage, dont le stock a été épuisé en 20 minutes seulement, est une cartographie de l’œuvre d’Eli Rezkallah, en remontant à la source de son langage artistique.

Sylvia par Eli Rezkallah 2021. Photo Plastik Inc.

Les souvenirs encapsulés dans son esthétique, son enfance au Santa Theresa Playa, l’impact qu’ont eu sur lui les femmes délurées, sa mère en premier, ses éternelles appétences pour tout ce qui est de l’ordre du ludique, son intérêt pour le drag ; bref toutes les composantes de la recette secrète de ses visuels aussi déroutés que déroutants. Life in Plastik, piquant et poignant, tendre et subversif, drôle et acerbe, se termine par la phrase : « End of denial », la fin du déni. Car, conclut l’artiste de 36 ans, « il est temps pour moi, après tout ce que nous avons vécu au Liban, de faire un virage dans ma carrière. D’aborder ma vision des femmes d’un point de vue plus activiste, comme j’ai pu le faire avec la dernière couverture du magazine Plastik où figurait la drag queen Symone. Mais toujours avec ce même aspect déglingué qui est le mien ». Et là encore, comme toujours, Eli Rezkallah sera au rendez-vous avec les étoiles. Celles qui, sous sa sempiternelle casquette noire et ses lunettes fumées toujours vissées aux yeux, continuent, quelque part, d’éclairer son regard d’éternel enfant.

*« Life in Plastik » d’Eli Rezkallah, aux éditions Lannoo.

Il y a, dans l’enfance d’Eli Rezkallah, un complexe balnéaire situé dans les environs de Tabarja, sur la côte nord libanaise, où le fondateur de Plastik Studios a passé les premières années de sa vie, été comme hiver, de 1986 à 1992. Il s’agit du Santa Theresa Playa, ce genre de resort en front de mer dont seul le Liban a le secret et qui servait de refuge à des Beyrouthins –...

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