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Nos Lecteurs ont la Parole

À l’ombre du cèdre

« Je n’aime pas l’humanité qui est faite de la contemplation de la souffrance. »
André Malraux

Tandis que mon esprit lentement s’évadait, les yeux à moitié clos, mon corps s’enivrait du son suave de l’oud et de la flûte enchanteresse qui s’élevait dans la nuit. Je sombrais petit à petit dans une douce torpeur pendant que j’exhalais d’un narguilé azuré des volutes d’une fumée opaque. Devant moi, les restes d’un plantureux repas de mtabal, taboulé, batata harra parsemaient la table près du sol. Autour de moi, tous les yeux des êtres attablés étaient rivés sur les musiciens, comme subjugués par la plainte profonde qui résonnait à leurs oreilles, quand, soudain, les lueurs de la pièce s’évanouirent. Des rires résignés s’échappèrent de l’assistance pendant que l’on alluma des bougies. Car, ici, on ne pouvait guère escompter plus de deux heures d’électricité par jour. Quelque village reculé, préservé de la modernité, penserez-vous peut-être ? En réalité il s’agissait d’une soirée ordinaire pour un restaurant de Beyrouth au mois de mars 2022.

Ce matin, je me réveille de bonne heure. Les rayons d’une lumière froide baignent la pièce d’un jaune très pâle. Dehors, le générateur vrombit et dégage une forte odeur de mazout à travers la fenêtre restée entrouverte. Je me lève et pousse l’interrupteur : « Ah évidement ma fi kahraba ! » maugrée-je. La crise qui frappe le Liban a fait de l’électricité un luxe. La compagnie nationale d’électricité libanaise Électricité du Liban n’étant plus en mesure de fournir que deux heures d’électricité par jour, les générateurs privés ont fleuri dans le pays du Cèdre, soumettant les habitants à leur racket. Pour environ 50 dollars par mois, soit l’équivalent du salaire moyen mensuel d’un fonctionnaire depuis la crise, les fortunés bénéficient d’une douzaine d’heures d’électricité par jour, avec un nombre limité d’ampères. Les plus riches donc ne sont privés que pendant douze heures de chauffage l’hiver, d’air conditionné l’été, d’eau chaude lorsque leur ampérage est trop bas, de nourriture saine dans les frigos éteints. Quant aux autres, ils doivent se contenter des deux heures fournies par l’État. Et comme l’hiver a été exceptionnellement froid cette année, les propriétaires des générateurs ont coupé pour une heure et demie de plus l’électricité chaque jour, afin de faire face à la demande. « Nous sommes humiliés quotidiennement », m’avait dit amèrement une Libanaise.

En me levant, je suis saisie par le froid et me hâte vers la cuisinière pour me faire du café. Le café libanais est fait dans une « rakwé », sorte de cafetière conique qui permet de produire la « achoué », mousse délicate qui se forme à la surface de ce café épais et amer. Afin de faire mon café, je dirige donc ma rakwé dans l’un des grands bidons d’eau que nous recevons chaque semaine. L’eau est en effet extrêmement polluée à Beyrouth faute de politiques de gestion des déchets et en raison de la corruption endémique. En emménageant, j’avais demandé à mon propriétaire si je pouvais utiliser l’eau du robinet à condition de la faire bouillir, ce à quoi il m’avait répondu : « Vous ferez peut-être disparaître les bactéries, mais certainement pas les métaux lourds. Il paraît qu’on a trouvé du mercure et de l’arsenic dans l’eau, alors si j’étais vous… » Il m’est également arrivé d’être privée d’eau certains jours en raison de la défaillance des systèmes de pompage et de distribution. Aussi, je redoute déjà l’arrivée de l’été.

Au rez-de-chaussée, je croise Abdul, le concierge de l’immeuble. C’est un réfugié syrien, dont l’épouse et les enfants sont restés en Syrie. Il dort dans une pièce insalubre, à côté du générateur, sur une natte à même le sol. Le Liban dont la population est estimée à 6,5 millions d’habitants parmi lesquels 1,3 million résident à l’étranger – puisqu’il n’a pas connu de recensement depuis 1932 – compterait en effet plus de 1,5 million de réfugiés syriens et 300 000 réfugiés palestiniens. L’un des principaux défis que posent ces migrants est leur naturalisation qui bouleverserait le fragile équilibre du pacte national de 1943 régissant les rapports de force entre les différentes communautés politico-religieuses. Ainsi, tandis qu’un Libanais me révélait un jour sa colère contre les immigrés syriens qui ont déstabilisé le pays qu’ils occupèrent moins d’une vingtaine d’années auparavant, un enfant d’immigré né au Liban m’avouait quant à lui son mépris pour ce pays dans lequel il est un étranger. La crise, c’était tant pis pour eux, pourquoi voudrait-il se battre ?

Je discute avec Abdul et lui demande s’il peut m’échanger de l’argent. Ici, l’inflation galopante a atteint 281 % en deux ans. Le taux de change moyen, fixé depuis 1997 à 1 dollar, équivaut à 1 507,5 livres libanaises et fluctue chaque jour, s’élevant aujourd’hui à 23 000 livres (en mars 2022). Or, depuis le début de la crise, les déposants libanais sont dépossédés par les banques de leurs droits d’accéder librement à leurs fonds en devises comme en livres. Ils peuvent seulement convertir chaque mois des montants très limités (nommés « lollars ») en livres libanaises de leurs comptes en dollars bloqués, au taux de 8 000 livres par dollar, soit très inférieur au taux dollar/livre sur le marché parallèle des changes.

Je prends un taxi pour me rendre à Hamra, quartier de Beyrouth dans lequel se trouve mon université. Je m’exprime dans un anglais approximatif avec le chauffeur. C’est un assez jeune homme. Il me raconte être ingénieur mais ne pas trouver du travail. Nous passons devant le port sur lequel s’élèvent, funestes, les colossaux silos à grains qui ont en partie absorbé la déflagration du 4 août, protégeant la partie ouest de la ville. Entre le port et la place des Martyrs, je contemple les visages placardés des morts de l’explosion : des femmes, des hommes, des enfants, et ceux que l’on n’a pas pu identifier. Chacun ici se souvient de ce jour tragique, où 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé, provoquant deux secousses qui ont pulvérisé une partie de la ville et ses alentours, anéantissant des êtres par centaines et blessant des milliers d’autres. Des images apocalyptiques d’immeubles effondrés, d’incendies dévorant la ville, de verre et de sang partout répandus. Lors de mon arrivée à Beyrouth un an et demi plus tard, j’ai été moi-même conduite dans la partie est de la ville qui fut dévastée pour loger une nuit dans un immeuble du quartier de Mar Mikhaël, tout autour duquel se dressaient les carcasses d’immenses bâtiments en ruine. Il est difficile d’imaginer à quel point cette explosion a mis à genoux le pays, de prendre la mesure de l’amertume et de la colère des habitants de la ville martyre, qui se heurtent à l’obstruction de l’enquête sur l’explosion. Il est terrible d’entrevoir la peur qui se lit sur le visage des Beyrouthins désormais. En janvier s’est produit un mouvement de panique dans le quartier chrétien d’Achrafieh en raison de détonations provoquées par des feux d’artifice tirés lors de funérailles. Un mois plus tard, alors que je prenais un café sur le toit animé d’un restaurant de Mar Mikhaël, je me suis surprise à tressaillir, comme tous autour de moi, lorsqu’un avion militaire a survolé Beyrouth. Un grand silence a suivi. Puis certains se sont mis à murmurer qu’il devait s’agir d’un avion israélien, en représailles au drone envoyé plus tôt dans la journée par le Hezbollah en territoire israélien.

Nous avançons dans la ville. Le trafic est intense. Les feux de circulation éteints illustrent la faillite de l’État. Au loin j’aperçois la sublime mosquée Mohammad al-Amine au dôme d’azur, à côté de laquelle s’élève la cathédrale Saint-Georges des maronites conçue selon un style néoclassique. Toutes deux expriment le miracle libanais grâce auquel cohabitent 18 confessions reconnues par l’État. Malgré les clivages, parfois violents, une partie de la jeunesse de Beyrouth aspire aujourd’hui à dépasser le confessionnalisme. Cependant, j’ai également été témoin d’une bagarre devant mon université il y a quelques semaines : des partisans du Hezbollah ont collé des affiches de leurs martyrs sur les murs, provoquant la colère de miliciens sunnites. Un heurt violent s’en est suivi qui a conduit à l’intervention de l’armée.

Dans les rues, je vois de petits enfants, sales, mal vêtus, qui mendient par dizaines. Sûrement des réfugiés. Ils courent au milieu des voitures, parfois au péril de leur vie, pour tenter de vendre des masques chirurgicaux. Ils n’ont probablement pas même dix ans. J’en ai vu dormir sur un terre-plein, entre deux voies de voitures, recroquevillés. Au contraire, devant l’université, défilent des voitures d’un luxe inouï, Maserati, Porsche, au volant desquelles de jeunes gens, même pas la vingtaine. C’est cette jeunesse nostalgique des fastes de naguère dans un Liban prospère qui continue de faire furieusement la fête, jouissant de l’opulence et de la providence qui l’a faite bien née.

En entrant dans l’université je rencontre une amie. Je l’interroge sur la femme qui vit à côté de chez elle avec son mari. Elle l’entend hurler et pleurer pendant que l’homme l’insulte et que des meubles sont déplacés. Mon amie me raconte avoir écrit à des associations, mais ces dernières lui ont conseillé de contacter la police. Elle a un sourire amer : « Quelle police ? Il n’y a plus d’État ici ! »

Je reçois un mail dans lequel le président de l’université annonce que cette dernière a décidé d’adopter un budget en dollars à partir de l’automne de 2022. Il y explique que l’administration n’a pas eu d’autre choix pour endiguer le départ des professeurs qui s’expatrient et pour assurer la pérennité de l’université. Avant cette décision, l’université acceptait des paiements à 35 % au taux de change du lollar, c’est-à-dire 8 000 livres libanaises. Cette décision contraindra certains étudiants à quitter l’établissement. Depuis mon arrivée, j’ai rencontré beaucoup de jeunes Libanais, et tous, ou presque, me demandent la raison de ma venue au Liban alors qu’eux ne rêvent que de partir.

Devant le bâtiment principal se tiennent les préparatifs du ramadan et de Pâques. Un ami me confie l’inquiétude générale grandissante, en particulier à l’approche des fêtes, concernant les pénuries qui s’annoncent avec la guerre en Ukraine, alors que 80 % des réserves de blé du pays proviennent de ce pays et 16 % de Russie et que l’explosion du 4 août a détruit les grands silos de la capitale. Ici, l’invasion de l’Ukraine par la Russie est perçue, au mieux comme une guerre d’Européens, au pire comme la conséquence de l’impérialisme américain.

Les cours s’enchaînent. Le dernier de ma journée s’intéresse aux crises financières. Au-dehors, le chant du muezzin retentit tandis que la lumière du jour décline. Les esprits s’échauffent tandis que les débats fusent. J’en entends certains exprimer leur scepticisme quant à l’efficacité de la démocratie et à sa capacité à mettre un terme à la crise économique et politique : « Ne vaudrait-il pas mieux un homme fort pour le Liban ? »

Le professeur, grave, nous regarde : « Ils maintiennent artificiellement le taux de change jusqu’à l’élection, mais ils ne peuvent que gagner du temps. Mais croyez-moi, s’il y a bien une chose que les crises financières nous apprennent, c’est qu’il y a toujours un point de basculement. Personne ne peut prévoir ce qu’il sera ou quand il adviendra, mais à un moment les gens se révolteront. »


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires ni injurieux ni racistes.

« Je n’aime pas l’humanité qui est faite de la contemplation de la souffrance. » André MalrauxTandis que mon esprit lentement s’évadait, les yeux à moitié clos, mon corps s’enivrait du son suave de l’oud et de la flûte enchanteresse qui s’élevait dans la nuit. Je sombrais petit à petit dans une douce torpeur pendant que j’exhalais d’un narguilé azuré des...

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