
Le ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian, lors d’une conférence de presse l’année dernière à Moscou. Photo Kirill Kudryavtsev/AFP
Effet de manche ou initiative concrète dans un Liban toujours en crise ? Privé de carburant et de moyens pour en acheter, Électricité du Liban (EDL) pourrait être bientôt gratuitement approvisionnée par la République islamique d’Iran, soutien du Hezbollah et sanctionnée par les États-Unis. Bien qu’il ne soit pas encore gravé dans le marbre, ce scénario vient néanmoins de prendre corps à l’occasion d’une visite à Téhéran d’une délégation libanaise comptant notamment la directrice du Pétrole au ministère de l’Énergie et de l’Eau, Aurore Feghali, et le directeur de la production d’EDL Béchara Attié.
En parallèle, le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, a confirmé hier à son homologue libanais Abdallah Bou Habib que son pays allait fournir du carburant au Liban, au cours d’une rencontre à New York en marge de la 77e Assemblée générale des Nations unies. Lundi soir, l’ambassade d’Iran à Beyrouth avait annoncé que « des navires iraniens chargés de fuel seront prêts à faire route vers le Liban dans une ou deux semaines et arriveront dans le port choisi » par ce pays.
Du carburant « non traité »
Partie samedi et de retour aujourd’hui, la délégation libanaise rapporterait dans ses valises un projet de don de 600 000 tonnes de carburant destiné aux centrales électriques du pays. Les livraisons seront étalées sur 5 mois, soit 120 000 tonnes par mois sur la période concernée, selon des informations fournies par une source ministérielle. « Les aspects techniques ont été finalisés », assure cette source, indiquant qu’il faut maintenant que la dimension « politique » du dossier soit abordée.
Le fuel sera a priori « non traité », selon l’expert en politiques énergétiques de l’Institut Issam Farès, Marc Ayoub. Ce qui implique qu’il ne pourra probablement pas être directement consommé par les centrales d’EDL, qui utilisent du fuel-oil de grade A et de grade B, ou du gas-oil. La source ministérielle précitée n’a pas exclu la possibilité que les quantités livrées dans le cadre du don puissent être échangées via un mécanisme similaire à celui liant le Liban à l’Irak depuis juillet 2021, et aux modalités accommodantes pour le Liban.
Huit à dix heures de courant
Cela veut dire que le fuel iranien livré chaque mois pourrait être échangé contre du carburant compatible fourni à EDL par une entité tierce. Les quantités varieront certainement en fonction des cours mondiaux du brut.
À titre de comparaison, le Liban a par exemple échangé à travers l’accord irakien près de 815 000 tonnes de carburant fourni par Bagdad – sur un million de tonnes prévues sur 12 mois – contre un demi-million de tonnes de carburant compatible avec les centrales d’EDL fournies par des sociétés tierces de septembre 2021 à juillet 2022.
Selon Marc Ayoub, si les livraisons iraniennes – à condition qu'elles se concrétisent – coïncident avec une reprise de l’acheminement de fuel irakien au Liban au même rythme que celui de la première année d’exécution, Électricité du Liban pourrait être en mesure de fournir entre 8 et 10 heures de courant par jour, contre 1 heure en moyenne actuellement, dans le meilleur des cas. L’approvisionnement des infrastructures du pays s’en retrouverait également amélioré (Office des eaux, relais télécoms, ports et aéroport).
Risque de sanctions
Mais il faut pour cela que le don soit accepté par le Liban. Selon Paul Morcos, directeur du cabinet juridique Justicia, un don fait à l’État libanais par un autre État doit bien être approuvé par le Conseil des ministres, mais il n’est pas nécessaire de le soumettre au vote du Parlement. « Si le gouvernement est démissionnaire, il peut néanmoins se réunir de manière très exceptionnelle en cas de motifs extrêmement urgents le justifiant. En l’espèce, les problèmes d’approvisionnement en carburant d’EDL (qui n’a pas été livré depuis août et ne dispose plus que de maigres réserves) peuvent répondre à cette qualification », explique Paul Morcos.
Il souligne cependant deux points importants. « Il faut tout d’abord bien s’assurer qu’il s’agit d’un don et qu’il n’y a pas de contrepartie cachée », énonce d’abord l’avocat. « Les autorités doivent aussi prendre garde à ne pas exposer le Liban aux sanctions américaines existantes en acceptant ce don », ajoute-t-il, appelant à contrôler les risques que présente le décret de la présidence américaine du 13 novembre 2018, c’est-à-dire sous le mandat de Donald Trump. Ce texte ouvre la possibilité pour Washington d’imposer plusieurs sanctions à des entités qui « font l’acquisition » de produits pétroliers iraniens sans toutefois clairement aborder le cas d’un don d’hydrocarbures. Contactée, l’ambassade des États-Unis au Liban n’a pas fait de commentaires sur ce point.
L’initiative US toujours en suspens
EDL n’a pas les moyens de financer ses propres achats de carburant, vu que ses tarifs sont figés depuis 1994 par les autorités sur la base d’un baril à 23 dollars et que l’État a progressivement réduit à néant les avances du Trésor qu’il lui versait depuis le début de la crise en 2019. Les Libanais vivent donc à la merci des propriétaires de générateurs privés qui leur font payer le prix fort, en leur tarifant le kilowattheure entre 50 et 60 cents de dollars, contre moins d’un cent le kWh d’EDL.
La réforme du secteur est l’un des chantiers majeurs que doit lancer le pays. Un plan de réforme a été approuvé par le gouvernement de Nagib Mikati au printemps, avant sa démission dans le sillage des législatives de mai, mais il n’a pas été suivi d’effets, si ce n’est le consensus au sein de la classe dirigeante qu’une hausse de la production sera forcément accompagnée par une majoration des tarifs. En l’occurrence, le kWh d’EDL coûtera 10 cents pour les 100 premiers kWh consommés chaque mois, et 27 cents le kWh pour chaque unité au-dessus de ce seuil.
Si l’accord avec l’Irak a été renouvelé cet été, la dernière livraison à EDL attendue en août se fait encore attendre, si elle doit encore avoir lieu. Il s’agit pour l’heure de la seule source de carburant pour le fournisseur public.
Enfin, il n'y a toujours pas de nouvelles concernant la mise en œuvre de l’initiative américaine visant à augmenter en urgence la production d’électricité au Liban en important du courant de Jordanie et du gaz d’Égypte, en passant à chaque fois par la Syrie. Fin juillet, l’ambassadrice américaine au Liban, Dorothy Shea, avait expliqué à L’Orient-Le Jour que la Banque mondiale attendait que les autorités libanaises ajustent les tarifs d’EDL et forment l’Autorité de régulation (en discussions depuis 20 ans) avant d’accepter de fournir les financements nécessaires. Les États-Unis devront ensuite aménager les sanctions imposées par la loi César visant le régime syrien et ceux qui font affaire avec lui. Il reste à savoir comment les États-Unis réagiront aux discussions entre le Liban et l’Iran au sujet d’un potentiel don de fuel.
Le fuel iranien est divin, preuve il est encensé par les grands penseurs du CPL.
21 h 28, le 21 septembre 2022