De l’eau a décidément coulé sous les ponts entre le Hamas et le Hezbollah : depuis leurs profonds désaccords sur le conflit en Syrie, les deux mouvements ont significativement amélioré leurs relations, et les élections qui se sont tenues récemment au sein de la Jamaa islamiya, la branche libanaise des Frères musulmans, en ont donné une nouvelle confirmation.
Selon des informations publiées sur les sites al-Modon et Asas Media, l’aile de la Jamaa proche du Hamas et du Hezbollah a remporté les récentes élections à la direction de l’organisation, ainsi que des majorités au bureau politique et au conseil de la choura. Le cheikh Mohammad Taqqoush, ancien chef de la sécurité de l’organisation à Beyrouth, qui serait à la solde du Hamas, a été élu secrétaire général, tandis qu’une autre personnalité proche du Hamas et du Hezbollah, Moqdad Qalawoun, a été reconduit dans ses fonctions de chef de la sécurité générale de la Jamaa islamiya. L’organisation disposait d’une aile militaire pendant la guerre civile libanaise, appelée « al-Fajr » (« L’aube »), qui a joué un rôle dans la résistance à l’occupation israélienne aux côtés du Hezbollah, ce qui explique qu’elle reste proche du parti.
Le vote a révélé de profondes divergences au sein de la Jamaa islamiya. Cela reflète la polarisation au sein du Hamas, où la direction n’est pas d’accord sur la construction d’une alliance forte avec l’Iran et la Syrie. Yahya Sinwar, chef du Hamas dans la bande de Gaza, qui a fait ses classes dans la branche sécurité de l’organisation, est favorable à une telle alliance, alors que les représentants politiques traditionnels du Hamas, comme son ancien chef Khaled Mechal, s’y opposent. Certains membres de la Jamaa islamiya voient une réplique de ce modèle dans leur propre organisation, avec des figures sécuritaires-militaires surpassant les figures politiques. Le conflit syrien continue de polariser profondément la base, à tel point que certains pensent que les récents résultats des élections pourraient conduire à une scission de ce qui est déjà une organisation relativement petite.
Turbulences
La Jamaa islamiya a toujours été en marge de la politique libanaise. Aujourd’hui, elle ne compte qu’un seul membre sunnite sur les 27 que compte le Parlement. Et le parlementaire de l’organisation, Imad el-Hout, est plus favorable au camp des perdants de ces dernières élections et rejoindrait très probablement tout groupe qui se détacherait de la direction actuelle, privant la Jamaa islamiya de toute représentation parlementaire. L’organisation n’a peut-être pas un impact majeur sur la politique sunnite libanaise aujourd’hui, mais un certain nombre de facteurs laissent penser qu’elle pourrait bientôt connaître des turbulences.
Premièrement, la représentation politique des sunnites libanais est en pleine mutation suite au retrait de la vie politique de l’ancien Premier ministre Saad Hariri. Ce retrait a entraîné une représentation politique sunnite fragmentée au Parlement, et le vide qu’il a laissé derrière lui reste un espace ouvert à la contestation. Les groupes islamistes, bien qu’ils soient organisés, ne parviennent toujours pas à séduire une base sunnite plus large. Il est peu probable que cela change sans une intervention financière majeure en leur faveur par une puissance extérieure.
Deuxièmement, si la Jamaa islamiya n’a pas été en mesure d’obtenir une représentation parlementaire importante, elle compte des membres dans presque toutes les localités sunnites du pays. Cette présence pourrait se développer, si les ressources sont suffisantes. Cependant, une alliance avec le Hezbollah et, pire encore, avec le régime syrien du président Bachar el-Assad pourrait aller à l’encontre d’un tel résultat. Très probablement, l’électorat sunnite, dont la majorité est hostile à la fois au régime syrien et au Hezbollah, punirait l’organisation en la privant de toute représentation au Parlement, ou même dans les conseils locaux si des élections municipales devaient avoir lieu.
Troisièmement, la Jamaa islamiya étant une branche des Frères musulmans, son revirement en faveur du régime Assad et de l’Iran aurait un impact sur le réseau mondial des organisations des Frères. Les Frères musulmans syriens font toujours partie de l’opposition syrienne, tandis que les sunnites en général continuent de s’opposer au régime Assad. C’est pourquoi la réussite des efforts du Hamas pour rétablir ses relations avec les dirigeants syriens pourrait avoir un impact sismique chez les sunnites, car cela irait à l’encontre du sentiment dominant dans cette communauté.
Réaction sunnite ?
Cela conduit également à la question de savoir si le Hamas cherche à se donner un nouveau rôle, à savoir celui d’interlocuteur entre Téhéran et ses alliés, d’une part, et certaines branches des Frères musulmans d’autre part. Ceux qui s’opposent à une telle démarche au sein de la confrérie ont fait remarquer que le Hamas a fait pression sur les Frères musulmans syriens pour qu’ils se réconcilient avec l’Iran. Les Frères syriens, à leur tour, ont récemment condamné le rapprochement du Hamas avec le régime syrien. Étant donné que de nombreux sunnites considèrent que les interventions de Téhéran en Irak et en Syrie sont principalement motivées par des considérations politico-confessionnelles, de tels efforts du Hamas pour rapprocher l’Iran et les Frères musulmans seraient exceptionnellement précieux pour l’Iran. Toutefois, ils sont également susceptibles de provoquer une forte contre-réaction sunnite.
La Jamaa islamiya, en se retrouvant aujourd’hui dans le camp du Hamas, sera confrontée à des obstacles similaires à ceux que le Hamas rencontrera sans doute. Dès qu’Ismaïl Haniyé, le chef du bureau politique du Hamas, mettra le pied à Damas pour rencontrer Assad ou des hauts responsables de son régime, l’organisation se heurtera à un grand mur de ressentiment. Le Hamas lui-même reste profondément divisé sur un tel rapprochement, ce qui explique pourquoi son allié libanais beaucoup plus faible, la Jamaa islamiya, pourrait ne pas être en mesure de survivre politiquement à une poignée de main avec le régime syrien.
Ce texte est disponible en anglais sur Diwan, le blog du Carnegie MEC.
Par Mohanad HAGE ALI
Chercheur et directeur de la communication du Malcolm H. Kerr Carnegie Middle East Center. Dernier ouvrage : « Nationalism, Transnationalism, and Political Islam » (Palgrave, 2017).