Rechercher
Rechercher

La rentrée des plumes tordues

Bientôt les premières pluies; les écoliers reprendront le chemin de l’école, les étudiants le chemin de leurs facultés et les professeurs l’un ou l’autre. En ces temps pénibles, le chemin est déjà à lui seul un problème. Si l’on habite ou enseigne un peu loin de l’établissement où l’on est attendu, le parcours pourra relever du calvaire. On connaît des enseignants qui calculent et recalculent le tarif du taxi ou du bus sans y trouver leur compte. Même avec leur propre voiture, le prix de l’essence entamerait largement leur maigre salaire. Dans un pays massivement paupérisé, les inégalités vont se creuser entre pauvres et plus pauvres. On se souvient, aux prémices de la crise, avant même la révolte du 17 octobre 2019 qu’on accuse d’avoir précipité l’effondrement, de ce père de famille qui s’est immolé devant l’école de ses filles, désespéré de ne pouvoir payer leurs écolages.

On verra, en ce premier jour, pour eux, d’une nouvelle année, des enfants emprisonnés dans des uniformes trop petits, des chemises qui gênent aux entournures, des pantalons trop courts, des chaussures en fin de parcours, des pulls qui s’effilochent et cet accoutrement sera à lui seul le signe d’une cascade de petites misères cachées, à leurs âges insurmontables. La tradition veut qu’apparaissent, vers la fin de l’été, pléthore d’affiches et de placards ventant les nouveaux arrivages de cartables et de fournitures. Cette année, rares sont ceux qui pourront arborer ce matériel flambant neuf qui console un peu des grâces perdues de l’été. Il faudra se contenter du sac à dos au zip coincé, un peu déchiré à la base, et le changer d’épaule, l’autre bretelle ayant définitivement lâché. Les livres usagés n’auront peut-être pas la même pagination que ceux des éditions récentes. Dans la trousse constellée de taches indélébiles, des bouts de crayons rognés, mais qu’on aura soigneusement taillés pour les rafraîchir, une gomme noircie, un compas flageolant, un stylo plume – tant qu’on n’a pas désespéré de la calligraphie –, un stylo plume tordu mais dont la torsion a au moins l’avantage d’être adaptée au geste et à la pression de son propriétaire. Celui-là, le premier jour d’école, n’aura peut-être pas accès à sa classe en même temps que les autres. Il lui faudra attendre, dans une salle froide, la fin des négociations entre l’établissement et ses parents, et que quelqu’un vienne in extremis régler son écolage, collectant dans l’urgence, comme on le ferait pour un malade aux portes d’un hôpital, une somme dont on espérait différer un peu le versement. À la fin de la première récréation, il se dirigera vers la place qui reste, sous les regards narquois, au mieux curieux, de ses camarades, et n’osera pas demander ce qu’il aura manqué.

Néanmoins, les heureux petits propriétaires de cartables neufs et de crayons de couleurs entiers, de livres à la page et de souliers « de rentrée », désormais considérés comme privilégiés, seront eux aussi regardés comme des zèbres. La petite société scolaire n’a pas son pareil pour renifler les différences et bannir instinctivement ceux qui ne sont pas conformes aux normes de la majorité. Et la majorité, cette année, dans les établissements privés qui aspirent plus de la moitié des écoliers, vu le délabrement avancé de l’enseignement public, est composée d’enfants appartenant à des familles naguère plutôt aisées, « à double salaire moyen » comme le veut le standard d’un train de vie décent dans la plupart des pays de ce monde, mais dont les deux salaires sont réduits à une fraction si congrue qu’elle suffit à peine pour l’essentiel. Alors on va rogner sur les petits plaisirs, les superflus en apparence insignifiants, mais qui ont tout leur poids dans le confort physique et moral d’un enfant et rendent plus supportable une vie d’adulte.

Superflu est devenu le rituel des achats de la rentrée qui offrait au moins la liberté de choisir ses outils à la veille d’affronter la fatalité scolaire. Superflu est même devenu le budget alloué à l’instruction des enfants, dépassé par l’urgence de les nourrir et de les soigner. Pour se consoler, on se dit que recyclage et covoiturage sont les deux mamelles de la préservation de l’environnement et qu’ainsi, passivement, naturellement, faute de livres neufs et d’essence, la nature libanaise retrouvera un peu de sa superbe. À condition que, de professeurs malheureux en élèves abattus, la qualité de l’enseignement n’en soit pas le tribut.

Bientôt les premières pluies; les écoliers reprendront le chemin de l’école, les étudiants le chemin de leurs facultés et les professeurs l’un ou l’autre. En ces temps pénibles, le chemin est déjà à lui seul un problème. Si l’on habite ou enseigne un peu loin de l’établissement où l’on est attendu, le parcours pourra relever du calvaire. On connaît des enseignants qui...

commentaires (5)

Ces enfants là nous sortiront la tête de l'eau sale ou nous nageons.

Christine KHALIL

15 h 13, le 08 septembre 2022

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Ces enfants là nous sortiront la tête de l'eau sale ou nous nageons.

    Christine KHALIL

    15 h 13, le 08 septembre 2022

  • Excellent article ! Dotée d'un style chirurgical qui détaille les conditions/malheurs que cette rentrée exposera. Magistral! Merci Fifi.

    Wlek Sanferlou

    15 h 08, le 08 septembre 2022

  • Dans ma lointaine jeunesse, j'ai traîné durant quelques années et sans m'en plaindre, le même cartable, certes en cuir. Il a plus d'une fois eu recours au cordonnier, pour en recoudre les coutures, changer la poignée ou le fermoir, fatigué après tant d'ouvertures/fermetures. Je suis écœurée de constater tous les ans ces étalages de sacoches en toile arborant des figures de Disney pour les filles et des logos ou icônes de foot pour les garçons. Le tout étant destiné à ne servir qu'un an! Il paraît que le temps de l'abondance est terminé selon notre Président. Si c'est la fin du gaspillage, je suis entièrement d'accord.

    Lilou BOISSÉ

    12 h 20, le 08 septembre 2022

  • Moi je me souviens des prémices de la crise « après «  la révolte du 17 octobre et le héla ho et non pas avant quand le dollar était cloué à 1500 .

    Hitti arlette

    12 h 13, le 08 septembre 2022

  • SACREE FIFI. POETESSE PAR EXCELLENCE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 22, le 08 septembre 2022

Retour en haut