Priorité à l’élection présidentielle. Mais en attendant que le compromis « à la libanaise » mûrisse, il faut qu’un gouvernement puisse gérer le pays. Le Premier ministre désigné, Nagib Mikati, est conscient de cette équation, mais aussi et surtout du fait qu’il en détient les deux cartes : il préside le cabinet sortant chargé d’expédier les affaires courantes et sera également à la tête du cabinet de pleins pouvoirs qu’il est censé former avant la fin du mandat de Michel Aoun, le 31 octobre prochain. C’est fort de cette position avantageuse qu’il se montre déterminé à faire face au camp du président Aoun et de son gendre, le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil. En cas de vacance à la magistrature suprême, le cabinet sortant exerce les prérogatives du chef de l’État, a-t-il affirmé lundi soir sans ambages. En face, le camp aouniste a lui aussi opté pour l’escalade, par la bouche de Gebran Bassil hier : après le 31 octobre, le gouvernement sortant sera à ses yeux dépourvu de toute légitimité constitutionnelle et populaire.
Dans la foulée de la polémique « constitutionnelle » qui l’oppose au camp présidentiel, le Premier ministre désigné a été on ne peut plus clair cette fois-ci : « Il n’y a pas de vide présidentiel, mais une vacance présidentielle. La Constitution est claire à ce sujet. En cas de vacance présidentielle, les prérogatives du chef de l’État seront transférées au cabinet actuel », a-t-il affirmé lundi soir à l’issue d’un entretien à son domicile à Beyrouth avec le leader du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt. Étaient présents le ministre sortant de l’Éducation, Abbas Halabi, et Waël Bou Faour, député joumblattiste de Rachaya. « La Constitution stipule le transfert des prérogatives (du président) au gouvernement sans préciser s’il s’agit d’un cabinet sortant ou pas », a-t-il précisé, rappelant que « la Constitution rejette le vide ». Le Premier ministre répondait ainsi aux propos tenus le 25 août dernier par le chef de l’État devant le président de la Ligue maronite Khalil Karam. Dans une pique à Nagib Mikati qu’il accuse de ne pas vouloir accomplir sa tâche alors que le temps presse, Michel Aoun a affirmé que « le cabinet d’expédition des affaires courantes ne pourra pas exercer les prérogatives du président en cas de vacance » à la magistrature suprême. Et de réitérer quand même sa détermination à quitter le palais le 31 octobre, le jour où son mandat arrive à terme.
Hier, c’est le chef du CPL lui-même qui est revenu à la charge, allant encore plus loin dans la pression exercée sur le Premier ministre désigné. « Nous ne reconnaîtrons pas le gouvernement sortant après le 31 octobre », a tonné Gebran Bassil lors d’une conférence de presse au siège de son parti à Sin el-Fil. « Après la fin du mandat présidentiel, et si une nouvelle équipe n’est pas formée, nous allons considérer le gouvernement sortant comme usurpateur et dépourvu de toute légitimité constitutionnelle et populaire », a menacé le chef du CPL. Et de mettre en garde Nagib Mikati et ceux qui le soutiennent, notamment le président du Parlement Nabih Berry – qui a reçu hier le Premier ministre sortant –, mais aussi le Hezbollah, en ces termes : « Un chaos constitutionnel en justifie un autre. Ne nous menez pas là où nous ne voulons pas aller. Que le chef du gouvernement forme son équipe en partenariat avec le président de la République. »
Joumblatt pour une solution médiane
Outre la réponse au camp aouniste, certains observateurs ont interprété les propos de M. Mikati comme traduisant une volonté de ne pas mettre en place une nouvelle équipe ministérielle à quelques semaines de la fin du sexennat. « Le Premier ministre continuera à déployer des efforts pour qu’un nouveau cabinet voie le jour », affirme cependant pour L’Orient-Le Jour Ali Darwiche, ex-député de Tripoli proche du Premier ministre. De son côté, Nicolas Nahas, également ancien ministre tripolitain gravitant dans l’orbite du chef du gouvernement sortant, impute la responsabilité du blocage à Michel Aoun et son camp. « Le processus gouvernemental attend une décision du chef de l’État de faciliter la tâche au Premier ministre », dit-il. Une accusation à laquelle Baabda refuse de répondre, assurant que la position de M. Aoun n’a pas changé d’un iota : le cabinet sortant ne peut pas gérer le pays en cas de vacance présidentielle.
Comment alors sortir de l’impasse ? Pour Baabda, il suffit d’élargir l’équipe sortante en y incorporant six figures politiques afin de lui donner un cachet politique, dans la perspective des échéances à venir, dont la présidentielle. Pour M. Mikati, il suffirait en revanche de renflouer l’équipe sortante. Cette option est perçue par certains observateurs comme une solution médiane, c’est-à-dire entre celle consistant à renouveler tous les membres du cabinet et celle des six ministres politiques. C’est justement pour prôner le recours à un tel scénario que le chef du PSP s’est réuni lundi soir avec le Premier ministre. Un des participants à cet entretien confie à L’Orient-Le Jour que Walid Joumblatt ne s’est pas montré favorable à l’idée de former une nouvelle équipe dont la durée de vie ne dépasserait pas les deux mois. Il penche plutôt pour un renflouement de l’équipe actuelle avec de légers remaniements. Une attitude que le chef du CPL a implicitement critiquée lors de son point de presse hier. Gebran Bassil a en effet appelé Nagib Mikati à « ne pas suivre les conseils » qui lui sont donnés dans ce cadre, dans une pique à Walid Joumblatt, mais surtout à Nabih Berry, grand adversaire du camp aouniste, accusé de soutenir Nagib Mikati dans son attitude de défi. Ce dernier, lors de son entretien avec le leader druze, « s’est plutôt montré pour le maintien de l’équipe sortante, avec de légères modifications à sa composition », indique un proche du leader druze, soulignant que M. Joumblatt est « complètement désintéressé par la nomination des ministrables ». Cela s’applique au choix d’un successeur au ministre sortant des Déplacés, Issam Charafeddine, qui, à l’instar de son collègue de l’Économie, Amine Salam, ferait l’objet du probable remaniement ministériel dont il est question depuis plusieurs semaines. M. Charafeddine était proche du rival de Walid Joumblatt sur la scène druze, Talal Arslane. Ce dernier ayant perdu aux législatives de mai, Nagib Mikati proposait de le remplacer par un ministre druze gravitant dans l’orbite de Moukhtara. M. Joumblatt a donc voulu lui faciliter la tâche. « Ce qui nous importe actuellement, c’est d’inciter tous les protagonistes à élire un nouveau président le plus rapidement possible », commente un député joumblattiste qui a requis l’anonymat.
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17 h 01, le 07 septembre 2022