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Malika ou la force femme dans un Maroc déboussolé

Malika ou la force femme dans un Maroc déboussolé

© Alexandre Isard

Du sublime au sordide et retour. « Pour ma mère : M’Barka Allali (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix », dit la dédicace de Vivre à ta lumière. Comme souvent, Abdellah Taïa, l'auteur, s’inspire, pour son treizième roman, de son enfance marocaine. Dans Vivre à ta lumière, homosexuel, huitième d’une fratrie de neuf enfants, il place sa mère au cœur du récit, non tant pour lui rendre hommage que pour donner, à travers elle, une visibilité et une reconnaissance aux femmes du Maroc. Au sein d’une société écartelée entre la cruauté de l’occupant français et le non moins cruel régime monarchique qui lui succède, le rapport d’amour-haine entre les deux peuples, une société qui impose la domination des femmes par les hommes, où l’homosexualité est presque naturelle tant que les hommes grandissent séparés des femmes, on vit toujours à la lumière de quelqu’un, ce qui signifie aussi à son ombre.

Nous sommes en 1954. Si le père de Malika, orpheline de mère, se hâte de la marier alors qu’elle a à peine 17 ans, c’est que sa seconde épouse persécute la jeune fille et qu’il veut l’écarter de la maison. Elle tombe amoureuse de son mari, Allal, qui l’aime en retour, bien qu’il ait déjà un compagnon, Merzougue, avec qui il lui faudra le partager. Taïa raconte ce trio amoureux avec une infinie poésie. Un texte magnifique est consacré à une promenade du couple aux cascades Ouzoud, interrompu par la dangereuse incursion d’un hélicoptère français. Entre Malika et les deux hommes, la jalousie le dispute à la tendresse. Mais l’argent manque, Allal doit aussi entretenir sa propre famille et ne possède qu’un petit café ambulant. La France, omniprésente, tient toutes les ficelles du pays. Vient à Allal l’idée de s’embarquer pour l’Indochine, combattre là-bas pour la France, mais en mercenaire, tuer à la demande, ramener l’argent au pays et fonder une famille avec Malika et Marzougue. Allal ne reviendra pas. Malika et Marzougue lui offrent des funérailles bouleversantes, à eux seuls, au mausolée de Moulay Brahim où les deux hommes se retrouvaient en cachette. La compensation versée par la France pour la mort d’Allal ira à la famille de ce dernier qui ne laisse presque rien à Malika. Marzougue se mariera de son côté. Pour Malika commencera une période d’errance et de pauvreté absolue.

Dans la deuxième partie, on retrouve une Malika endurcie, mariée à Mohammed, un homme complètement dominé par sa sœur. Elle va entreprendre le sauvetage de sa famille en embarquant le mari et les neuf enfants à Rabat, loin de l’influence de cette dernière. Elle trouve à son mari un emploi d’homme à tout faire à la Bibliothèque générale. Dans cette vie pauvre mais décente, débarque Monique, la Française. Sa peau blanche, son parfum de vétiver, sa gentillesse. On n’est pas supposé aimer les Français, mais Monique est d’une amabilité extrême. Elle traite les membres de la famille avec délicatesse. Elle offre à Mohammed un costume bleu clair qui lui donne l’apparence d’un homme riche. Malika enrage, elle est jalouse, elle veut lui jeter un sort, d’autant que Monique veut embaucher Khadija, la plus belle de ses filles, comme bonne à son service, et que le mari de Malika trouve l’idée excellente. Monique a passé sa petite enfance au Maroc, elle y a perdu son père adoré qui, lui aussi, avait une relation ambiguë avec un jeune Marocain.

Franchissons quelques années pour voir la lumière se faire à mesure que l’ombre va s’épaissir. On est transporté à Salé, une banlieue pauvre de Rabat, où pourtant Malika habite une maison de trois étages, construite à la force de son caractère et de ses petites économies. Ses enfants sont partis, elle est veuve. Surgit un voleur qui la menace avec un couteau. Elle va négocier, jouer les mille et une nuits, tenter de l’amadouer et même de lui proposer un marché : son fils, Ahmed, parti en France, ne répond pas à ses appels. Tout comme le voleur, Ahmed est homosexuel, et bien que l’ayant su agressé, violé, humilié, Malika ne l’a jamais protégé ni compris. Elle avait d’autres priorités, la première étant de nourrir au quotidien une famille de onze personnes.

Monique voulait « vivre à la lumière du Maroc », tout comme son propre père a vécu à la lumière de son ami, tout comme Khadija aurait rêvé vivre à la lumière de Monique, tout comme Marzougue et Malika ont vécu à la lumière d’Allal… Le jeune voleur, lui, voudrait retourner en prison, vivre à la lumière de quelqu’un qui l’y attend, la seule lumière qu’il connaisse. Quant à Ahmed en qui on retrouve l’auteur, il a choisi la lumière de la liberté, premier terme de la devise de la République française. Un paradoxe pour un enfant de parents qui ont subi la colonisation. Mais dans ce beau roman à cheval entre deux époques, qui chaloupe entre élégie et incantation, lamentation et confession, mythologie et onirisme, la lumière est avant tout chaleur humaine.

Vivre à ta lumière de Abdellah Taïa, Seuil, 2022, 208 p.


Du sublime au sordide et retour. « Pour ma mère : M’Barka Allali (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix », dit la dédicace de Vivre à ta lumière. Comme souvent, Abdellah Taïa, l'auteur, s’inspire, pour son treizième roman, de son enfance marocaine. Dans Vivre à ta lumière, homosexuel, huitième d’une fratrie de neuf...

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