Critiques littéraires Romans

Personnages en quête d’exil

Personnages en quête d’exil

D.R.

Ali et sa mère russe d’Alexandra Chreiteh, Perspective Cavalière, 2022, 96 p.

Alexandra Chreiteh est libano-russe. Née à Moscou, elle a grandi au Liban et c’est à Beyrouth qu’elle a commencé des études littéraires qu’elle a poursuivies à Yale où elle a obtenu un doctorat en littérature comparée. Actuellement, elle enseigne à la Tufts University de Boston. Elle a fait une entrée remarquée en littérature en 2009 avec un premier roman écrit en arabe et traduit en anglais sous le titre Always Coca-Cola et qui a été accueilli par une critique élogieuse. Il a également été traduit en allemand. Ali et sa mère russe, paru lui aussi en 2009 et traduit en anglais en 2015, est son premier texte à paraître en français. Il partage avec le précédent un format court et une façon singulière de convoquer en un face-à-face potentiellement explosif, les traditions et les tabous de la société libanaise d’une part, les comportements transgressifs de ses jeunes générations de l’autre.

Ali et sa mère russe se déroule en juillet 2006 au moment où, suite à l’enlèvement de deux soldats israéliens par le Hezbollah, Tsahal attaque le territoire libanais et y mène une guerre destructrice et sanglante. Pourtant le roman ne développe aucune des thématiques attendues dans ce genre de sujet et se situe résolument en marge des terribles événements. Chreiteh donne la parole à une narratrice qui n’est pas nommée et qui partage avec l’autrice le fait d’avoir une nationalité russe par sa mère. Elle va donc être évacuée avec d’autres ressortissants russes et ukrainiens dans un autobus affrété par l’ambassade de Russie à Beyrouth, afin de rejoindre l’aéroport de Latakieh. La jeune fille n’est pas particulièrement enchantée de ce départ, elle coulait des journées tranquilles chez une amie à Tripoli, mais elle n’a pas le choix et cela vaut mieux que d’être forcée de séjourner à Nabatieh, la ville d’origine de son père, excessivement traditionnelle à son goût. L’essentiel du roman raconte ainsi le périple vers Latakieh dans un autobus où la narratrice va retrouver Ali, un ancien camarade de classe perdu de vue et pour lequel elle ressent une certaine attirance. Ali est ukrainien par sa mère, d’où sa présence dans l’autobus. Les autres passagers sont en majorité des femmes et des enfants – les hommes ayant décidé de rester sur place – et quelques prostituées. Celles-ci, craignant de ne pas trouver de place dans l’autobus, entament une sorte de manif réclamant « la priorité pour les Russes, avant les gosses et les mères de l’ex-Union soviétique », ce qui achève d’exaspérer « les femmes respectables ». Lorsque le bus s’ébranle, la narratrice a pris place à côté de Ali et les passagers derrière eux les aspergent aussitôt, expliquant que « c’était de l’eau bénite pour protéger le bus des bombardements », ce qui suscite chez la narratrice des réflexions sur le retour de la religion en Russie. Les rares pauses pipi sont elles aussi racontées, toujours sur le même ton distant, ironique et décalé, d’autant plus décalé que ce qui se passe tout autour est proprement tragique. « Je me retrouvai vite coincée entre deux femmes et, accroupies dans l’herbe, toutes en rang d’oignons, pour répondre à l’appel pressant de la nature, on ressemblait à un escadron de tireurs dans un film. Sûr que notre pipi collectif fertilisera cette terre, me dis-je, et que l’herbe reverdira et poussera comme jamais. »

Le trajet ne permettra pas à la narratrice de se rapprocher d'Ali comme elle le souhaitait et d’engager avec lui l’idylle dont elle avait rêvé, parce que de confidences en confidences, il va lui raconter qu’il est gay et qu’il doit cacher son homosexualité jusqu’en Ukraine, où les groupes nationalistes qui pullulent harcèlent les homos et commettent contre eux d’horribles crimes. Même en Allemagne où il espère vivre en paix, les choses pour lui restent difficiles.

Le récit du trajet alterne des moments loufoques et d’autres plus tendus, par exemple lorsque les passagers du bus apprennent qu’Israël a bombardé la route de Damas et que la frontière nord, celle-là même où le bus est immobilisé dans l’interminable attente de la fin des formalités, a elle aussi été touchée. Mais drame ou farce, le ton reste ironique et parfois mordant. Le roman se termine par une pirouette, là où l’on aurait attendu une vraie fin. Mais peut-être Chreiteh nous donnera-t-elle à lire la suite au prochain numéro…


Ali et sa mère russe d’Alexandra Chreiteh, Perspective Cavalière, 2022, 96 p.Alexandra Chreiteh est libano-russe. Née à Moscou, elle a grandi au Liban et c’est à Beyrouth qu’elle a commencé des études littéraires qu’elle a poursuivies à Yale où elle a obtenu un doctorat en littérature comparée. Actuellement, elle enseigne à la Tufts University de Boston. Elle a fait une...
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