Les banques feront-elles grève les lundi 8 et mercredi 10 prochains – le 9 du mois étant férié à l’occasion des commémorations de Achoura –, comme elles l’avaient annoncé, pour soutenir Tarek Khalifé, PDG de l’une des enseignes bancaires locales, Creditbank, tandis qu’il était toujours retenu par la justice suite à un appel de sa libération sous caution prononcée mercredi ?
Si rien ne permettait d’en douter jusqu’à vendredi soir, la donne risque d’avoir changé avec la libération de l’intéressé, confirmée à L’Orient-Le Jour par ses conseils. La décision de le libérer a été actée à 16h30, mais ce n’est qu’aux environs de 19h30 que la nouvelle de sa libération a commencé à circuler.
L’homme avait été arrêté lundi dernier à l’Aéroport international de Beyrouth alors qu’il revenait de voyage, provoquant l’ire de l’Association des banques du Liban (ABL). L’annonce de la grève vendredi matin, qui s’est accompagnée par une hausse d’environ 1 000 livres du taux relayé sur les plateformes de change (à près de 31 000 livres pour un dollar), aurait pesé dans la balance, selon une source judiciaire qui a suivi la procédure. Cette dernière juge plus que probable que l’ABL revienne désormais sur sa décision de faire grève. Selon un de ses membres, ces derniers développements pourraient pousser le conseil d’administration de l’ABL à se réunir avant mercredi, date à laquelle il avait initialement prévu de décider des suites à donner à la grève.
Pas unanime
Annoncée dans un communiqué publié par l’ABL, la décision de faire grève avait été prise dès jeudi, jour chômé en mémoire des victimes de l’explosion du 4 août 2020. Si elle devrait en principe être respectée par toutes les banques dans le cas où elle serait maintenue, la décision de faire grève n’a cependant pas fait l’unanimité au sein de l’association. Deux dirigeants de banque que nous avons contactés avaient en effet jugé la réaction de l’ABL à l’affaire Creditbank « contreproductive » dans un pays où les banques sont en grande difficulté et où le taux de bancarisation est en chute libre (21 % des personnes en âge d’avoir un compte en banque en possédaient un en 2021 selon la Banque mondiale, soit moins qu’en 2011).
Procédure excessive ?
Cette nouvelle affaire s’ajoute à la liste de celles qui composent l’historique désormais bien fourni d’un bras de fer entre certains juges et le secteur bancaire, en plein contexte de crise économique et financière aiguë qui se prolonge depuis 2019, et dans laquelle les banques et la classe dirigeante se partagent l’essentiel des responsabilités.
Dans son communiqué publié vendredi, l’ABL avait assuré ne pas comprendre que le PDG de Creditbank ait été mis en détention suite à une plainte déposée par une détentrice d’actions préférentielles, Nada Abousleiman Etyemezian. Alors que cette dernière reprochait à la banque de ne pas lui avoir versé de dividendes, l’ABL avait souligné que l’enseigne n’avait de toute façon pas réalisé de bénéfices sur l’exercice concerné. Elle avait aussi dénoncé les « actions arbitraires » et « populistes » prises par la justice à l’encontre des banques, jugeant la situation actuelle « intenable ». Elle avait enfin regretté que ce type d’affaire ne soit pas confié à des magistrats spécialisés dans les dossiers financiers.
Il est difficile de juger sur le fond de l’affaire, qui est encore couverte par le secret de l’instruction. Pour un banquier spécialisé dans les questions juridiques, la procédure semblait « excessive » à première vue. « Pour résumer, la plaignante a reproché à la banque de ne pas avoir versé de dividendes, ce qui ne constitue pas une infraction en soi ni un manquement à une obligation contractuelle, du moment que la banque accuse des pertes. Mais il s’avère que la plainte a été déposée au pénal, alors que ce type de conflit, s’il est motivé par des motifs bien étayés, se gère généralement devant les juridictions civiles. L’émission des actions préférentielles et les sanctions en cas de non-paiement sont clairement énoncées dans la loi n° 308 du 3 avril 2001 », explique-t-il.
Les normes comptables
« Deuxième élément qui a transpiré dans la presse : le juge d’instruction a considéré que la banque avait falsifié ses comptes de manière à afficher des pertes pour éviter donc de payer des dividendes. Pour justifier cette interprétation, il a notamment mis en avant le fait que l’établissement n’avait pas respecté les normes comptables qui s’imposaient à lui et que l’auditeur de ses comptes avait émis une opinion défavorable (adverse opinion en anglais), une mention généralement émise dans le cas où l’audit réalisé ne serait pas crédible et qu’il serait donc nécessaire d’en lancer un nouveau », poursuit la source.
« Mais la raison pour laquelle les banques ne respectent pas toutes les normes comptables internationales (international financial reporting standards) est que cela est impossible au regard de l’état de la réglementation libanaise en matière de taux de change (plusieurs taux coexistent et il n’y en a pour l’instant aucun qui soit officiellement reconnu). Il est donc difficile de conclure que cette opinion défavorable mène à elle seule à la conclusion que la banque a truqué ses comptes », poursuit la source.
Dans son communiqué, l’ABL avait pour sa part fait référence aux difficultés liées au respect de deux normes, en particulier IAS 29, ou « Information financière dans les économies hyperinflationnistes », et IAS 21 sur les effets des variations des cours des monnaies étrangères, qui exige justement que les différences latentes liées à ces variations soient inscrites dans le compte de résultat. L’Orient-Le Jour était revenu en détail dans son édition du 3 novembre 2021 sur les difficultés techniques rencontrées par l’ensemble des entreprises libanaises.
Le banquier spécialisé a enfin souligné que la caution de 1,8 milliard de livres (soit 1,19 million de dollars au taux officiel de 1 507,5 livres pour un dollar, ou 60 000 dollars au taux du marché parallèle de 30 000 livres) payée par Tarek Khalifé dans le cadre de sa demande de libération finalement suspendue par voie d’appel était disproportionnée par rapport aux montants habituellement exigés dans ce type de procédure.
Les associations de déposants
Le plaidoyer des banques pour justifier la grève n’avait, en tout cas, pas plu à l’association Cri des déposants ni au collectif d’avocats Moutahidoun (« Unis pour le Liban »), qui leur ont reproché de « persister à jouer les victimes » après trois ans passés à avoir franchi « toutes les limites » et à « perturber l’appareil judiciaire » pour servir leurs intérêts. « Les droits des déposants ont été bafoués à de nombreuses reprises depuis 2019 par des banques qui ont manqué à leurs obligations contractuelles et légales », acquiesce l’Union des déposants, qui soutient aussi la démarche de la justice à l’encontre du PDG de Creditbank.
Une source au sein de l’une de ces associations balaye en outre l’argument des normes comptables brandi par l’ABL, indiquant que l’IAS21 et l’IAS29 « sont loin d’être les seules règles que les banques ne respectent pas ». En novembre dernier, L’Orient-Le Jour avait évoqué le cas des infractions à l’IAS39, qui impose aux éventuels créanciers de comptabiliser les actifs et les passifs d’un bilan « à la juste valeur du marché », et que presque aucune entité libanaise ne respectait, d’après un auditeur que nous avions contacté.
Les trois associations reprochent enfin à l’ABL de chercher à prendre une fois de plus l’économie du Liban en otage en utilisant l’arme de la grève, comme elle avait pu le faire lors d’un épisode opposant la justice à Fransabank au printemps dernier. Un point de vue que les derniers développements de l’affaire Creditbank risquent alimenter, à tort ou à raison.
« C’est un moyen de pression et de diversion à un moment où le pays doit adopter plusieurs réformes qui ne conviennent ni aux politiciens ni aux banques, dont celle aménageant le secret bancaire (une loi a été adoptée fin juillet avec certaines carences), celle instaurant un contrôle des capitaux ou encore celle organisant la restructuration du secteur bancaire », avait encore souligné la dernière source citée.
Ces réformes sont exigées par le Fonds monétaire international auprès de qui le Liban a sollicité une assistance financière en 2020, mais sans réellement se donner les moyens de l’obtenir. Mercredi, l’assemblée générale de l’ABL doit enfin se réunir mercredi avec l’ancien député Nicolas Nahas, proche de Nagib Mikati, qui viendra exposer les contours d’un plan de restructuration du secteur bancaire. Il n’est pas clair à ce stade si ce plan s’inscrit dans les jalons fixés par le FMI où s’il a finalement été dicté par la BDL.
commentaires (7)
Evidement, ils l'ont relache. C'etait trop beau.... A quand des juges integres qui mettront les crapules bancaires derriere les barreaux pour de bon ?
Michel Trad
10 h 17, le 07 août 2022