Tempête d’échardes, neige de verre, ciel de poison… et ce cri du ventre, animal, mêlé à la stridence des sirènes d’ambulances, qui ne nous quittera plus. Depuis le 4 août 2020, 18h08, nous craignons le reflux inopiné de ces échos toxiques au fond de nos gorges, au bord de nos paupières. Nous craignons les vitres, les fenêtres, les feux d’artifice, une porte qui claque, la quiétude d’un paysage où l’enfer pourrait brusquement se déchaîner.
Déjà la deuxième commémoration de la monstrueuse double explosion au port de Beyrouth, mais que signifient deux années et comment les convertir en unités de temps intime ? Ce temps-là est en nous, il échappe aux calendriers. Il a ce cliquetis, sinistre entre tous, du verre qu’on n’en finit pas de balayer et dont on trouve encore des débris, tantôt sous un sofa, tantôt dans un bac à fleurs. Il a l’odeur poisseuse d’une nuit d’août éventrée, déversant ses ténèbres sur l’épaisseur des ténèbres existantes. Il a l’odeur métallique du sang qui sèche sous la tôle et des âmes brutalement délogées sans savoir pourquoi. Il a le goût salé des sueurs froides mêlées de larmes, versées sur des corps qui se vident et d’autres qui se décomposent et gonflent parce que les morgues sont pleines, les hôpitaux détruits.
Que signifient les chiffres, d’ailleurs ? 224 morts, 7 000 blessés, 150 handicapés, 300 000 personnes sans domicile, 70 000 bâtiments détruits, la moitié de la ville effacée, laissée sans repères. Alexandra Naggear, 3 ans, le crâne fracassé contre un mur alors qu’elle jouait avec ses poupées. Isaac Oehlers, 2 ans, transpercé par un éclat de verre alors qu’il gribouillait sur sa chaise haute en chantant Baby Shark. Son père, plus tard, trop tard, au bloc opératoire, qui entend sa ligne de vie s’aplatir. Des milliers de récits. Élias, 15 ans, écrasé par une cloison ; Gaïa, 27 ans, les veines rompues par la puissance du souffle ; le petit escadron de pompiers envoyé sur les lieux au mépris du danger : ce sont des frères, des cousins, une future mariée, dont on mettra en terre les cercueils quasiment vides. Et puis les sans-nom, les humains de peu, travailleurs étrangers, réfugiés, pompiste écrasé par le toit de la station, portefaix pulvérisé dont la famille est réduite à la mendicité, employée de maison qui ne répondra plus aux appels des siens.
De ceux qui avaient perdu un œil, une jambe, un bras, bénéficié d’un sursis, même en coma profond, on disait qu’ils avaient eu de la chance. Les proches qui avaient un corps à enterrer s’estimaient privilégiés par rapport à ceux à qui n’avaient reçu qu’un morceau de chair ou d’os dans un sac en plastique. Le cadavre d’un employé du port repose encore sous les tonnes de céréales vomies par les silos crevés.
Pour qui, pour quoi ? Des noms, des images s’entrechoquent sans vraiment faire sens. Nitrate d’ammonium, Rhosos, Mozambique, Géorgie, Syrie, Israël, Iran, Russie, avions, drones, feux d’artifice, soudeur, juge Bitar, Savaro, Rustavi Azot, Georges Haswani, Imad Khoury, Hezbollah, Assad, Michel Aoun : « C’était trop tard », Fenianos, Khalil… enquêtes suspendues, satellites qui regardaient ailleurs, justice arrêtée, suspects reconduits au Parlement, 4-Août, 4-Août, 4-Août, des pièces qu’on empêche de s’emboîter, des larmes et pas de réponses. Et, bien sûr, on nous avait promis des réponses sous cinq jours et l’on a préféré gérer les choses entre soi, parce que les « enquêtes internationales sont forcément politisées ». Elle est belle, l’indépendance des enquêtes locales.
Que ressentent les déchets d’humanité qui gouvernent ce pays depuis le début du mandat Aoun, ce président crépusculaire en tête, lui qui n’a pas daigné serrer une seule main en signe de compassion ? Savent-ils seulement à quel point se cristallisent sur leurs personnes la rage et la douleur des habitants de Beyrouth ? Savent-ils que nous savons, que tout cela ne fut que le résultat de leur gloutonnerie et de leur désastreuse immoralité ? Aucun peuple ne mérite de souffrir autant par la faute d’une poignée de fats.
Dimanche, quand la partie nord des silos s’est effondrée, un long tuyau a glissé du toit. Il s’est balancé lentement contre le flanc du bâtiment, comme un bras orphelin essayant d’envoyer un signe. Il y a dans ces silos érodés, fantomatiques, plus d’humanité que n’en peuvent contenir tous ces irresponsables réunis. Ce soir, à 17h, 224 portraits serrés sur des milliers de cœurs vont défiler sur les artères entourant le lieu de la catastrophe. Nous n’oublierons pas, nous ne pardonnerons pas et voyez-vous, rien ne nous arrêtera.
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"...soudeur, juge Bitar, Savaro, Rustavi Azot, Georges Haswani, Imad Khoury, Hezbollah, Assad, Michel Aoun : « C’était trop tard »," Vous oubliez deux noms qui sont encore plus responsables de la catastrophe que tous les autres: Jad Maalouf et Jean Kahwaji...Le premier pour avoir ordonné le déchargement du nitrate d'ammonium, le second pour avoir accepté ce déchargement criminel!
Georges MELKI
11 h 58, le 08 août 2022