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Lifestyle - Photo-roman

Le bonheur éternel des étés dans un village libanais

Un « furn » de brioches duvetées comme des nuages, la source d’eau où s’agglutinent les familles le dimanche, le restaurant inchangé dans les pins, le snack, le network et le terrain, « malaab baladi » à côté de l’église, sous un sapin centenaire, et puis les visages qui sont ceux de notre mémoire... Dans les villages libanais, il y a toujours et malgré tout cette magie inchangée.

Le bonheur éternel des étés dans un village libanais

Photo G.K.

Le trajet, je le connais encore par cœur, impossible de l’oublier. Je connais le tournant de la station-service Malapco qui n’a jamais été repeinte, ses pompes à essence rouillées, leurs compteurs bloqués, le carrelage de ses murs que le soleil délave d’été en été. Son vieux gérant qui savonne les voitures à l’aide d’une grosse éponge, puis les asperge d’eau avec un tuyau d’arrosage, puis les fait briller à la cire, une cigarette éternellement piquée à la commissure des lèvres, un torchon jeté sur l’épaule, son marcel enfoncé dans un short lâche, à carreaux. Je connais le tournant de l’hôtel abandonné, ses façades étranglées par du lierre et des herbes folles. Je connais le tournant, où sous un chêne des silhouettes hachurées attendent la bosta. Je connais le tournant qui dévoile tout d’un coup, comme une surprise, un tour de magie, le mont Sannine, si loin mais si précis. Si précieux. Je connais par cœur, et à chaque heure de la journée, la couleur de ses lignes de crêtes, de ses flancs. Du lilas imbibé d’une poussière de lune à l’aube au rose éclaboussé d’or au crépuscule, l’heure magique. Je connais à ce moment la manière dont les maisons, semées dans la vallée, glissent dans leurs ombres, et comment leurs vergers disparaissent dans la brume qui roule, et comment l’air change, traversé par un voile doux. Je connais les Vierges et les saints écaillés, ainsi que les bougies et les fleurs artificielles dans leurs petites cages de verre. Je connais le vendeur de feux d’artifice, je connais les caisses de pêches blanches, de pêches jaunes, à l’arrière des camionnettes. Je connais les chanteurs gominés, les chanteuses badigeonnées de mascara, qui se produisent dans des « casinos » pas loin. Je connais les noms drôles et étranges des boutiques. Je connais ce trajet par cœur et la manière dont là, à chacun de ses tournants, l’été semble tout d’un coup plus proche, une possibilité, une promesse. C’est le trajet que j’empruntais tous les ans, au moment d’aller passer l’été.

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Abou Koko

Hier, j’ai retrouvé tout cela, j’ai reconnu chacun des tournants et le mont Sannine. De prime abord, rien ou presque n’avait changé. Mais la source au tournant de Bhersaf était desséchée. Dans mes souvenirs, spécialement les dimanches après le déjeuner, les voitures venaient s’agglutiner autour des voûtes traversées par des jaillissements cristallins. Les pères descendaient avec des gallons aux couvercles bleus, verts, rouges qu’ils remplissaient d’eau. Parfois, les enfants retiraient leurs petites chaussures, retroussaient leurs jeans, leurs jupes, et passaient sous le jet enflé et généreux. La question de savoir si l’eau était polluée ou pas ne se posait en aucun cas. D’ailleurs, on ne se posait pas beaucoup de questions à l’époque. Tout allait, le pays avançait, sans vraiment comprendre comment il marchait. Hier, j’ai retrouvé la source d’eau desséchée, silencieuse ; pas de voitures entassées, ni d’enfants hilares et trempés, et encore moins de parents qui discutent, assis sur les capots de leurs nouvelles bagnoles achetées à crédit. Puis, soudain, j’ai retrouvé cette odeur rangée dans un tiroir de ma mémoire, une nuée chaude, sucrée et magnétique. Cette odeur tellement singulière et que même en roulant par là, rapidement, on pouvait discerner et qui nous aimantait à tel point qu’on finissait à chaque fois par s’arrêter brusquement. « Une brioche ? Une brioche. » L’odeur du four Abou Koko, à mon sens irréfutablement la meilleure brioche, prononcée beryoch par les propriétaires des lieux, un couple d’arméniens drôles et fantasques. Hier, je suis passé en dessous de la banne baissée, cognée par le soleil. Tout était là, la table et sa nappe en plastique vichy, et dans leurs sacs en plastique, des monticules de brioches tressées aux raisins secs, de brioches tressées aux pépites de chocolat, de brioches séda (nature), comme des joues constellées de sucre. Le frigo rouge, datant de l’époque où l’on produisait encore du Coca Cola au Liban. Les comptoirs où l’on dépose les brioches chaudes qui sortent du four, en attendant de les emballer, les biscuits à l’anis, les kaak aux dattes, les kaak bi halib. Je suis reçu par un garçon, dix ans à tout casser : « je suis le petit-fils d’Abou Koko, mon grand-père fait la sieste. »

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La mémoire qui régurgite

Son visage a les couleurs du mont Sannine à l’heure du crépuscule. J’avais son âge quand ma mère me prenait par la main pour traverser la rue et aller chez Abou Koko. Je choisis une brioche séda. Seul son prix marque le passage du temps. Une première bouchée, et la même impression de croquer dans un nuage. Les grains de sucre qui collent sur le nez, je suis un vieil enfant. Et là, en une bouchée donc, tous mes étés dans les environs qui refont surface. C’est fou, tout ce que la mémoire peut régurgiter quand elle est déclenchée par une si petite chose, un détail, un instant, une bouchée de brioche séda. Le bruit de la source d’eau, le rire des enfants, les questions qu’on ne s’est jamais posées, une idée de l’insouciance que j’ai désapprise avec le temps et le contrecoup des trois dernières années. Le snack pas loin, où, à toute heure de la journée, un homme en tablier blanc et toque blanche faisait tourner des poulets ; les sandwiches de djéj w toum (poulet à l’ail) enroulés dans du papier blanc. Le glacier Bachir, ses étages de couleurs qui s’empilent, sous de la crème, dans des cornets au goût de papier. L’église dont les adolescents allaient tirer la cloche avant l’heure de la messe, les sculptures de lys et de gardénias, le 15 août. Et la kermesse, sous les sapins centenaires, à laquelle affluaient des enfants pour s’approvisionner en claque-doigts, vous vous souvenez, ces petits pétards enveloppés de papier et qui faisaient clac quand on les balançait au sol. L’odeur de cramé des feux d’artifice de mauvaise qualité et les feux sous les pinèdes. Le terrain de basket, malaab baladi, qu’on inaugurait à nouveau tous les étés et qui accueillait des colonies de vacances, puis le soir, des concerts de chanteurs gominés et de chanteuses peinturlurées de mascara. Le restaurant replié sur une forêt de pins, pas loin, la cacophonie des familles, les verres d’arak qui s’entrechoquent, les plats qui débordent, les enfants qui courent entre les tables, les pères qui ne les regardent même pas et les mères excédées. Le garçon chez Abou Koko m’a dit que tout cela était encore là, que tout cela n’avait pas changé, comme le goût de la brioche de son grand-père. Et même si la source d’eau est desséchée, même si tout le monde ici doit être triste et sans espoir, à aujourd’hui se poser toutes les questions qu’on ne s’est jamais posées, sans le savoir, il me racontait le bonheur éternel de ces étés dans les villages du Liban.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Le trajet, je le connais encore par cœur, impossible de l’oublier. Je connais le tournant de la station-service Malapco qui n’a jamais été repeinte, ses pompes à essence rouillées, leurs compteurs bloqués, le carrelage de ses murs que le soleil délave d’été en été. Son vieux gérant qui savonne les voitures à l’aide d’une grosse éponge, puis les asperge d’eau...

commentaires (4)

J'ai reconnu le village en regardant la photo et avant même de lire l'article. Que de souvenirs d'enfance dans ce beau village de Bhersaf. Et la brioche, au goût inégalable faite dans la tradition et le savoir-faire arméniens. Je crois que ce sont ces moments passés dans la joie malgré la guerre qui nous donnent la force de continuer aujourd'hui. C'est un bagage de bonheur qu'on déballe au besoin pour survivre maintenant à notre quotidien. Merci Gilles Khoury pour cet article, un baume apaisant. J'irai bientôt refaire un tour à Bhersaf, pour revoir ses maisons bâties avec la belle pierre libanaises, le clocher et le chêne centenaire du couvent Saint Joseph où les moines vendaient leurs produits frais cueillis des terrasses, et bien sûr déguster la brioche au goût nature.

Roula Freiha

13 h 52, le 29 juillet 2022

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Commentaires (4)

  • J'ai reconnu le village en regardant la photo et avant même de lire l'article. Que de souvenirs d'enfance dans ce beau village de Bhersaf. Et la brioche, au goût inégalable faite dans la tradition et le savoir-faire arméniens. Je crois que ce sont ces moments passés dans la joie malgré la guerre qui nous donnent la force de continuer aujourd'hui. C'est un bagage de bonheur qu'on déballe au besoin pour survivre maintenant à notre quotidien. Merci Gilles Khoury pour cet article, un baume apaisant. J'irai bientôt refaire un tour à Bhersaf, pour revoir ses maisons bâties avec la belle pierre libanaises, le clocher et le chêne centenaire du couvent Saint Joseph où les moines vendaient leurs produits frais cueillis des terrasses, et bien sûr déguster la brioche au goût nature.

    Roula Freiha

    13 h 52, le 29 juillet 2022

  • J'ai reconnu le village en regardant la photo et avant même de lire de l'article. Que de souvenirs d'enfance dans ce beau village de Bhersaf. Et la brioche, au goût inégalable faite dans la tradition et le savoir-faire arméniens. Je crois que ce sont ses moments passés dans la joie malgré la guerre qui nous donnent la force de continuer aujourd'hui. C'est un bagage de bonheur qu'on déballe au besoin pour survivre maintenant à notre quotidien. Merci Gilles Khoury pour cet article, un baume apaisant. J'irai bientôt refaire un tour à Bhersaf, pour revoir ses maisons bâties avec la belle pierre libanaises, le clocher et le chêne centenaire du couvent Saint Joseph où les moines vendaient leurs produits frais ceullis bien sûr déguster la brioche au goût nature.

    Roula Freiha

    09 h 32, le 29 juillet 2022

  • Souvenirs, souvenirs... Ce qu'il reste au Liban. Heureusement que le village est ce temple de la mémoire dont la porte demeure ouverte grâce à l'espoir

    Georges Olivier

    15 h 22, le 25 juillet 2022

  • Merci pour ces réminiscences. De 3 à 18 ans, tous mes étés s'écoulaient à Bhersaf... et j'allais à la source tous les jours. Elle est vraiment asséchée? Cela ne se peut pas! Il faudra que j'aille voir... Ou peut-être pas. Finalement, peut-être pas.

    Joelle Giappesi

    10 h 25, le 25 juillet 2022

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