« Regardez notre monde, comme il est beau »

Issue d’une formation en communication, l’art a toujours été pour Aline Karam un univers fascinant et complexe où les artistes expriment leur vision du monde de manière particulière avec des médiums et des méthodes propres à eux. « En travaillant très étroitement avec des personnes en difficulté, vous ne pouvez que découvrir leur pouvoir de toujours trouver une voie pour communiquer, et les plus doués le font naturellement à travers l’art », assure-t-elle. Désireuse d’encourager les personnes à besoins spéciaux, doués pour exprimer leurs émotions et dévoiler leur créativité, tout en marquant un pas en avant vers leur inclusion sociale et économique en tant qu’êtres humains et artistes dans la société, Kreative Call est né. « Kreative avec un k pour être créatif, précise l’initiatrice de cette plateforme et Call parce que l’art est un appel de Dieu. »

L’Opera Gallery, réseau artistique créé il y a vingt ans, dont la holding se trouve à Londres, et qui compte aujourd’hui plus d’une dizaine de boutiques d’art à travers le monde, des États-Unis jusqu’à l’Asie, en passant par l’Europe et le Moyen-Orient, présente à travers Vibrant Souls des œuvres de personnes à besoins spéciaux. Une initiative mise en place pour la première fois avec la précieuse collaboration de la fondatrice et directrice de la galerie beyrouthine, Salwa Chalhoub. L’Opera Gallery, habituée à exposer de grands artistes judicieusement choisis par un comité de sélection international, n’a pas modifié sa méthode et sa façon de faire. Elle a offert son temps, son espace, son équipe et son savoir avec les mêmes professionnalisme, engagement et conviction que s’il s’agissait d’artistes confirmés et internationalement connus.

« Green Garden » de Shahe Kandirjian. Photo DR

Deux femmes et une belle initiative

Membre du conseil de l’UNGCL (United Nations Global Compact Lebanon) lancée par les Nations unies et connue pour être la plus grande initiative de développement durable d’entreprise au monde, engagée dans des projets pour des associations dédiées aux personnes à besoins spéciaux, membre du conseil d’administration de la Lebanese Autism Society et trésorière de l’association SOS Village d’enfants... entre l’Asie et l’Europe, Aline Karam a toujours œuvré dans la communication et les relations publiques. Ses domaines de prédilection demeurent la responsabilité sociétale et le développement durable à l’échelle internationale. De retour au pays en 2004, elle met en place des concepts et instaure des programmes pionniers dans ces domaines. « Je crois ferme dans la différence que l’on peut réaliser par les actions sociales, qui peuvent même parfois changer le cours d’une vie », dit celle qui a toujours voulu créer une plateforme pour les personnes à besoins spéciaux afin de leur permettre de s’exprimer par l’art mais surtout d’être reconnus comme de véritables artistes.

C’est d’abord une plateforme en ligne et ensuite des ateliers artistiques (peinture, poterie, sculpture) qu’elle met à leur disposition. « Les personnes à besoins spéciaux se dirigent automatiquement vers la forme artistique qui leur convient le mieux, signale-t-elle. Les autistes vont directement vers la peinture. Cela est dû à leur capacité de voir l’image et de la mémoriser avec tous les détails. Les personnes souffrant d’un retard s’expriment avec beaucoup de joie. Quant aux malvoyants, ils développent l’ouïe et le toucher, et c’est le domaine de la musique, de la vannerie ou de la sculpture qui les attire. » Et d’ajouter : « Tous les artistes sélectionnés appartiennent à des organisations non gouvernementales connues et possèdent des livrets du ministère des Affaires sociales. La recette des ventes revient à ces ONG qui contrôlent la répartition des gains entre les associations et les artistes, afin que tout soit clair et éthique. »

« Sous le ciel d’Amsterdam » de Jawad Matar.

Leurs dessins, des fenêtres sur le monde

Les visiteurs qui franchissent la porte de l’Opera Gallery où sont exposées les œuvres de Christian Nazarian, Adam Khatib, Charbel Khoury, Jawad Matar, Lara el-Hussein, Shahe Kandirjian, Souad Youssef, Salim Souleiman et Mohammad Hammoud (âgés entre 14 et 50 ans) sont accueillis dès leur arrivée par une kyrielle de couleurs et de formes. Comme si les artistes martelaient : « Regardez notre monde, comme il est beau. » Avec eux, nous entrons dans la poésie du visible. Les personnes à besoins spéciaux sont des artistes qui nous font voir le monde différemment avec une sensibilité encyclopédique. Ils ne regardent pas la vie de la même manière que le reste des individus en raison de leurs différences d’interaction sociale, de perception, d’expression et de régulation des émotions.

Les autistes, par exemple, sont capables de reconstituer de mémoire une image avec une quantité exceptionnelle de détails. Ils nous enseignent une autre façon de communiquer, de penser, de représenter le monde. Parce que le manque d’organisation ou le côté « brouillon » les angoisse, parce que la communication est quelque chose qui se réfléchit trop et que c’est parfois déroutant, parce que le contact avec les gens sous toutes ses formes est aussi difficile, Kreative Call leur permet de canaliser leurs énergies, de laisser leur créativité s’exprimer tout en étant bien encadrés.

Attirés par les formes géométriques, les structures et les compositions, les neuf artistes ont construit leurs toiles à partir de la ville ou de la nature. Ils empruntent des couleurs et peignent suivant l’inspiration de l’instant. Un instant d’éternité qu’ils veulent figer pour se sentir plus vivants. Chaque toile exposée à l’Opera Gallery est le reflet singulier de leur moi à ce moment donné, comme s’ils réussissaient à sortir de ce centrisme exclusif dans lequel la vie les a enfermés. En couchant leurs émotions sur la toile, on a presque envie de croire que, oui, la vie est belle, en tout cas pour eux.

« Vibrant Souls » de Kreative Call, Opera Gallery Beyrouth. Aujourd’hui vendredi 29 et demain samedi 30 juillet.