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Culture - Interview croisée

« Au-delà de la cérémonie et de la fête, que représente le mariage pour les Libanaises aujourd’hui ? »

Invitées en résidence de création à la Villa el-Qamar, Frédérique Chauveaux, chorégraphe et vidéaste française, et Jana Saleh, musicienne libanaise, DJ et productrice musicale, ont conçu « Ayni/habibi », une œuvre commune qui explore la thématique et le vécu matrimonial au Liban d’un point de vue féminin. Une installation audiovisuelle et chorégraphique à découvrir à l’Institut français du Liban à Deir el-Qamar jusqu’au 17 juillet.

« Au-delà de la cérémonie et de la fête, que représente le mariage pour les Libanaises aujourd’hui ? »

« Ayni/habibi » questionne avec subtilité et poésie les représentations et réalités du mariage. Photo DR

« Qu’en est-il de la réalité du mariage au Liban aujourd’hui ? Pour quelles raisons se marie-t-on ? Est-ce un acte libre ou reste-t-il toujours dicté par la tradition ? Peut-on vivre dans ce pays une vie de femme assumée et épanouie en dehors de cette institution ? »

Telles sont les questions que se sont posées Frédérique Chauveaux et Jana Saleh, les deux artistes qui ont résidé à la Villa el-Qamar (de l’Institut français du Liban au Chouf) au cours des mois de mai et juin 2022, avant d’entamer leur projet de création commune. Un questionnement autour du lien marital tel que vécu « ici et maintenant » au pays du Cèdre par des femmes d’horizons sociaux, économiques et confessionnels différents, dont elles ont été recueillir les témoignages. À partir de leurs confidences et récits, la vidéaste française issue du milieu de la danse et la musicienne libanaise, DJ et productrice de musique, ont tissé Ayni/habibi : une installation entremêlant images vidéo, création sonore et danse. Présentée jusqu’au 17 juillet dans les murs de l’ancienne synagogue de Deir el-Qamar (attenante à l’ancien caravansérail qui héberge aujourd’hui l’antenne régionale de l’Institut français du Liban), cette pièce audiovisuelle et chorégraphique dévoile avec subtilité et poésie ce qu’il y a dans le cœur des femmes… De projections, de tensions, de contradictions et de compromis vis-à-vis de cette institution qui régule leurs rapports de couple. Et les enferme (souvent) dans des carcans traditionnels et sociétaux. L’Orient-Le Jour s’est entretenu avec ses auteures.

Jana Saleh est productrice de musique, artiste et membre active de la scène DJ de Beyrouth. Photo DR

Frédérique Chauveaux et Jana Saleh, vous venez l’une de l’univers de la danse et de l’image vidéo et l’autre de celui du son. Qu’est-ce qui dans vos parcours artistiques, voire au-delà, vous rapproche toutes les deux ?

F. C. : Il me semble que Jana est très connectée avec la scène artistique libanaise et qu’elle a une bonne connaissance de la danse contemporaine, ce qui, bien entendu, a immédiatement facilité notre rencontre autour de ce projet. De mon côté, j’adore collaborer avec d’autres artistes et en l’occurrence la collaboration avec Jana a été déterminante quant à l’approche et au développement de Ayni/habibi.

J. S. : Même réponse (réciproque) de mon côté.

Qu’est-ce qui vous a motivées à participer à cette résidence ?

F. C. : Il se trouve que j’ai plusieurs amis libanais à Paris, et que je m’intéresse à ce pays depuis longtemps. Quand l’appel à projet est tombé, j’ai immédiatement pensé que c’était une belle opportunité de m’y rendre, de me plonger dans un contexte culturel bien différent du mien, de remettre en question certains préjugés, prépensés… L’idée de m’immerger dans ce contexte particulier, de bénéficier d’un lieu de création privilégié qui m’offrirait la possibilité d’un travail concentré, de profiter de l’énergie, de l’émulation qui ne manquerait pas d’émerger de cet environnement, voilà quelques-unes des raisons qui m’ont vivement fait souhaiter de participer à cette résidence.

J. S. : Lorsque Frédérique m’a contactée pour participer à un projet autour du thème du mariage, l’idée a réveillé en moi une recherche anthropologique qui m’intéressait déjà dans mon travail. En saison d’été, je me retrouve à jouer en tant que DJ dans des mariages libanais et je n’ai jamais eu l’occasion de me pencher sur la question suivante : que se passe-t-il avant la fête que j’anime ? Et après que la fête se termine ? Quel est le rapport de la mariée au concept du mariage lui-même ? Comment et dans quelles conditions vit-elle son couple une fois la « zaffé » et les festivités terminées ?

« Ayni/habibi » questionne avec subtilité et poésie les représentations et réalités du mariage. Photo DR

Pourquoi avez-vous choisi de traiter cette thématique du mariage d’un point de vue uniquement féminin ? Êtes-vous des artistes engagées ?

F. C. : Alors non, je ne me définirais pas comme une artiste engagée, mais je suis bien évidemment sensible à la cause des femmes et aux injustices dont elles sont l’objet depuis toujours. Bien que vivant en France, un pays dit « évolué », je trouve qu’il y a encore aujourd’hui beaucoup de chemin à parcourir quant à l’égalité homme/femme.

F. C. et J. S. : Mais, en ce qui concerne votre question, nous n’avons pas sciemment « éliminé » la parole des hommes. Nous songeons d’ailleurs donner une suite à Ayni/habibi consacrée aux hommes, mais la ligne que nous avons suivie nous a amenées tout naturellement à donner la parole aux femmes, à nous intéresser à ce qu’elles avaient à nous raconter sur ce « grand événement » que représente le mariage dans leur existence.

Une installation présentée jusqu’au 17 juillet dans les murs de l’ancienne synagogue de Deir el-Qamar. Photo DR

À quelles conclusions avez-vous abouti à l’issue de ce projet ? Qu’en est-il de la réalité de l’engagement marital au Liban aujourd’hui ?

F. C. : Nous avons remarqué qu’il y avait énormément de points communs dans tous les témoignages que nous avons recueillis. Et cela, quels que soient les confessions religieuses, les niveaux sociaux ou encore éducatifs des femmes que nous avons interrogées. Presque toutes, jeunes mariées (ou mariées trop jeune), veuves ou divorcées, nous ont dit qu’elles n’avaient pas eu le choix, que dès l’enfance elles avaient été « formatées » en vue du mariage, comme une évidence ! Toutes, y compris de très jeunes filles, s’insurgeaient que les garçons puissent « tout faire » dès l’adolescence, mais pas elles…

J. S. : Comme la résidence se passe dans le Chouf, nous avons eu l’occasion d’interviewer des femmes de communautés différentes et de degré de traditions aussi très variées. Ce qui donne à la pièce une légitimité régionale, mais représente bien le Liban également.

Frédérique Chauveaux, une artiste vidéaste issue de l’univers de la danse en France. Photo DR

Parmi les témoignages recueillis en amont de votre travail de création, quel est celui qui vous a le plus marquée chacune ?

F. C. : Celui d’une jeune femme mariée à 16 ans avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle, qui a été très malheureuse. Tout lui a été interdit. Son mari exigeait qu’elle s’habille en noir. Elle ne pouvait pas sortir, ni recevoir des amis chez elle. C’est à peine s’il la laissait aller rendre visite à sa propre sœur !

J. S. : Dans ce projet qui soulève des questions portant non seulement sur les motivations propres à l’acte marital mais également au rapport à la tradition et à la famille au sein du couple, j’ai été particulièrement curieuse du témoignage d’une femme initiée à la religion druze, n’ayant personnellement jamais eu l’occasion d’avoir auparavant accès à cette communauté, à ses mœurs et règles religieuses.

Sur le plan personnel que vous aura apporté votre collaboration ?

F. C. : La rencontre avec Jana, dont la création musicale est un élément fondamental de Ayni/habibi, a été d’une grande fluidité, et ce dès l’instant où nous nous sommes plongées dans le travail. De nos rencontres/interviews avec les femmes du Chouf, en passant par des discussions à bâtons rompus, tout au long des différents stades de la production, nous avons toujours été rapidement d’accord sur ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. De toute évidence, à l’issue de cette création, nous comptons bien nous retrouver et poursuivre cette riche collaboration dans de futurs projets.

J. S. : Des traditions communes, une réflexion féminine qui ne se questionne normalement pas, une occasion de donner une voix aux femmes qui ont besoin de s’exprimer et de trouver leur place au sein des traditions et d’une institution qui les désavantagent plutôt…


Après l’Institut français de Deir el-Qamar, où sera présenté « Ayni/habibi ? »

F. C. : En ce qui concerne l’exploitation d’Ayni/habibi, il est encore un peu trop tôt pour répondre à cette question, mais nous avons d’ores et déjà certains contacts pour montrer la pièce aussi bien en Europe qu’aux États-Unis.

J. S. : Je voudrais aussi mentionner que nous avons choisi la synagogue de Deir el-Qamar comme lieu d’exposition et de travail. Cela a donné à l’installation une couche en plus par rapport à la question du mariage. Un lieu sacré d’une religion qui ne se pratique plus au Liban, mais qui fait partie de l’histoire du pays et surtout de la diversité religieuse de la région du Chouf.

Frédérique Chauveaux, Jana Saleh : cartes de visite

– Directrice et chorégraphe de la compagnie de danse contemporaine Le pont des arts dans les années 1980-90, Frédérique Chauveaux a signé la création de nombreuses pièces présentées entre autres au palais de Chaillot, au centre Georges Pompidou et en tournées en France et à l’étranger. Elle a également à son actif des chorégraphies pour l’Opéra national de Paris, dont les opéras Rake’s Progress, Cardillac et Louise, mis en scène par André Engel au début des années 2000. Enseignante de danse contemporaine au sein du Ballet Preljocaj-Pavillon Noir (de 1992 à 2010), elle a bifurqué vers la vidéo il y a une dizaine d’années, signant notamment des installations vidéo pour Louis Vuitton (au musée Carnavalet dans le cadre de l’exposition Voyage en capitale) ou encore pour la maison Martin Margiela (pour le lancement de la collection capsule H&M, à New York).

– Productrice de musique, artiste et membre actif de la scène DJ de Beyrouth, Jana Saleh a plus d’une décennie de jeu dans des clubs et soirées au Liban, ainsi que dans les pays de la région et en Europe. Titulaire d’un baccalauréat en musique de film et en synthèse musicale du Berklee College of Music, elle a passé 10 ans à New York à explorer diverses scènes musicales en tournée en Amérique du Nord en duo électroacoustique avec son complice de longue date, le Dr Richard Boulanger. De retour à Beyrouth en 2009, elle ouvre sa propre maison de production. Outre la diffusion de ses DJ sets sur NTS Radio en Angleterre, Radio Nova en France, Radio Veneno au Brésil et Roots Radio en Turquie, sa composition, Soupire, lui a valu un article dans le Financial Times.

« Qu’en est-il de la réalité du mariage au Liban aujourd’hui ? Pour quelles raisons se marie-t-on ? Est-ce un acte libre ou reste-t-il toujours dicté par la tradition ? Peut-on vivre dans ce pays une vie de femme assumée et épanouie en dehors de cette institution ? »Telles sont les questions que se sont posées Frédérique Chauveaux et Jana Saleh, les deux artistes qui ont...

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