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Populisme « médiocratique » et déclin de la culture politique au Liban

Populisme « médiocratique » et déclin de la culture politique au Liban

Le bâtiment du Parlement libanais après les élections du 15 mai 2022. Photo M.A.

Sept années après son émergence avec la crise des déchets de 2015, le mouvement dit de la « société civile » a abouti à l’arrivée de députés « du changement », ou « de la contestation », au Parlement. Une doxa politico-médiatique et intellectuelle, qui s’est progressivement imposée comme hégémonique (au sens gramscien du terme), notamment au rythme du naufrage économico-financier que connaît le pays du Cèdre depuis 2019, décrit le mouvement « du changement » comme un marqueur de progrès démocratique dans le paysage de la culture politique au Liban.

Ce constat, s’il comporte indéniablement, dans certains de ses aspects, des éléments de justesse, n’en demeure pas moins souffrant globalement d’inexactitude. Il serait opportun de proposer une autre vision des choses. Forgée dans une optique comparative avec les mouvements populistes similaires qu’a connus le monde, notamment l’Europe, et basée sur les analyses sociologiques et politiques autour de ces mouvements, cette vision critique se veut une déconstruction réaliste, quoique, certes, encore minoritaire, du discours du mouvement « du changement » au Liban.

Certes, au Liban, le mouvement de la société civile (« du changement ») n’a pas l’apanage de la culture populiste. Bien avant l’existence de ce mouvement, la culture populiste y est véhiculée par nombre de partis dits « traditionnels » (comme nous l’avions évoqué par exemple, dans ces colonnes mêmes, dans « La valse des populismes » le 4 juin 2013). Il n’en demeure pas moins, pour autant, que le mouvement du « changement » s’inscrit essentiellement dans la culture populiste qu’il utilise comme parure discursive, mais aussi comme modèle idéologique substantiel, et ce pour mieux véhiculer la « médiocratie », ou le règne de l’insignifiance en politique, comme projet politique.

Il est impossible, dans ce qui suit, d’exposer l’historique du terme « populisme », sa typologie (dans son numéro d’avril 2019, la revue Éléments recense pas moins de 36 familles du populisme) ou les différentes controverses politico-sémiotiques relatives à sa définition et à son emploi dans le monde ; certains emplois approximatifs, voire abusifs, du terme ne visant qu’à délégitimer facilement l’adversaire politique.

Il serait intéressant d’évaluer le mouvement « du changement » au Liban à la lumière d’une synthèse des critères constitutifs de la culture politique populiste tels que retenus par l’historien et sociologue français Pierre Rosanvallon (5 critères), dans son livre Le siècle du populisme : histoire, théorie, critique (Paris, Seuil, 2020, 275 p.), ainsi que par le politologue allemand Jan-Werner Müller (2 critères) dans son livre Qu’est-ce que le populisme ?

Définir enfin la menace (Paris, Premier Parallèle, 2016, 200 p.), et qui constituent les ouvrages majeurs de théorisation de la réalité du populisme dans le monde.

I – Le populisme comme parure discursive

En tant que parure discursive, deux caractéristiques du discours populiste des forces « du changement » retiennent particulièrement l’attention : l’antiélitisme et le culte de l’émotion en politique.

A. Un antiélitisme en trompe-l’œil

Selon Müller, « les populistes considèrent que des élites immorales, corrompues et parasitaires viennent constamment s’opposer à un peuple envisagé comme homogène et moralement pur – ces élites n’ayant rien en commun, dans cette vision, avec ce peuple ». Pour Rosanvallon, l’esprit populiste considère « qu’il existe un ennemi commun dessinant la ligne de partage entre “eux” et “nous”. Cet ennemi peut être qualifié de “caste”, d’“oligarchie”, d’“élite” ou de “système” en général. C’est son existence qui dessine une “frontière intérieure divisant le social en deux camps séparés et antagonistes”. (…) C’est le manque d’humanité de la “caste”, de l’“élite” ou de l’“oligarchie” qui justifie la haine qu’il est légitime de leur manifester : elles sont perçues comme ayant socialement et moralement fait sécession du monde commun. D’où la virulence de la dénonciation de ceux qui “se gavent” sur le dos du peuple, la stigmatisation des “sorciers du fric” qui “se goinfrent”, “se gorgent” de richesses et se coupent de leurs concitoyens de mille manières ».

Au Liban, la catastrophe économico-financière que connaît ce pays depuis 2019 légitime, dans une très large mesure, l’emploi de ces termes. Mais la rhétorique en elle-même n’en demeure pas moins populiste. S’attaquant à la « manzoumé », à « l’establishment », à la « classe politique » dans son ensemble (« kellon, yaani kellon » : Tous veut dire tous), l’antiélitisme constitue la pièce maîtresse du discours du mouvement du « changement ».

Deux critiques peuvent être formulées contre cette rhétorique antiélitiste. De prime abord, la forme antiélitiste du discours populiste ne correspond pas forcément à la réalité sociale de l’électorat populiste. En effet, d’une part, plusieurs études et enquêtes en Europe ont démontré que les déclassés et menacés de déclassement ne votent pas nécessairement pour les partis populistes (cf. Müller, version Kindle, empl. 487). La même réalité est également vérifiable au Liban où, à défaut d’étude sociologique le confirmant, il serait permis de remarquer que l’électorat des forces « du changement » est principalement issu de la classe moyenne (petite bourgeoisie), alors que les classes populaires, que les électeurs « du changement » traitent, non sans beaucoup de suffisance petite bourgeoise, de « moutons », votent généralement pour les partis traditionnels.

Ensuite, à y voir de plus près, cet antiélitisme n’est souvent que de façade. En effet, les leaders (y compris les nouveaux députés) du mouvement « du changement » appartiennent souvent – qu’on veuille l’admettre ou non – à l’establishment politico-médiatique au Liban. Hier encore, beaucoup de ces députés « du changement » étaient dans le giron (conseillers, employés, etc.) de chefs politico-communautaires « traditionnels ». En effet, comme l’affirme Müller, « le populisme n’est en rien affaire de couches (ou classes) sociales clairement identifiables », et, comme l’explique Rosanvallon, « le projet populiste de refonder la démocratie en redonnant sa centralité à l’idée de peuple repose au premier chef sur l’abandon des analyses du monde social en termes de classes ».

En ce sens, le populisme est essentiellement une rhétorique antiélitiste souvent utilisée, non par la classe prolétaire, mais par une élite qui essaie d’instrumentaliser les classes populaires, et ce dans sa lutte pour le pouvoir contre une autre élite qui, elle, y est bien établie, et afin de l’évincer et prendre sa place. Ainsi, le populisme témoigne essentiellement d’un combat intraélitiste. Cela rejoint l’analyse du politologue Dominique Reynié qui considère que « le populisme est toujours un mouvement initié par des élites qui sont à la marge d’un système et qui essaient d’en occuper le centre » (émission Du grain à moudre, France Culture, 10 octobre 2018, in Jacques Fontanille, Populisme : le grand chambardement sémiotique ?, Actes sémiotiques, n° 123, 28 février 2020). D’ailleurs, le populiste suisse Christoph Blocher n’hésite pas à établir expressément la distinction entre les « fausses » élites (au pouvoir) et les élites « authentiques » (les populistes qui doivent, selon lui, évincer les premières).

En cela aussi, le mouvement « du changement » au Liban est à rapprocher du mouvement « Cinq étoiles » qu’a connu l’Italie, « une formation privée d’une culture sociale et politique de référence » et qu’Antonello Ciervo, avocat à la Cour suprême de cassation à Rome, analyse, dans son article intitulé « Un vaut un : le populisme petit-bourgeois du mouvement Cinq étoiles » , en ces termes : « Nous sommes face à un populisme à la Balzac, petit bourgeois, qui propose à chacun la possibilité de devenir parlementaire ou administrateur public parce que (…) chacun peut administrer la chose publique pourvu qu’il soit honnête, préparé et avec des compétences technico-professionnelles à mettre au service du bien commun. De cette manière, alors, il n’y a plus ni droite ni gauche qui tienne, il n’y a plus d’idées ou de compétences politiques à faire valoir dans l’espace public ; chacun peut devenir célèbre pour cinq minutes, ou pour cinq ans, dans le grand spectacle politico-électoral mis sur pied par le mouvement 5 Étoiles. Un vaut un ou, mieux, l’un vaut l’autre » (« Cause commune » n° 3 – janvier/février 2018).

B. Affect roi et simplification à outrance

Il s’agit du culte de l’émotion en politique comme modus operandi populiste. Selon Pierre Rosanvallon, qui souligne le nouvel emploi des termes d’« affective turn » et d’« emotional turn » en sciences sociales pour parler de populisme, « on peut distinguer les émotions de position (le sentiment d’abandon, d’être méprisé), les émotions d’intellection (la restauration d’une lisibilité du monde avec par exemple le développement d’une vision complotiste et le recours aux fake news) et les émotions d’action (le dégagisme) ». Dans son essai La société du spectacle (Buchet/Chastel, 1967), Guy Debord fut parmi les premiers penseurs à alerter sur les méfaits de cette conception de la politique.

L’esprit populiste est souvent binaire, manichéen, sans relief, réticent devant les nuances et qui voit le monde comme divisé entre bons et méchants. Comme le souligne Pierre de Senarclens dans son article « La fin des idéologies universalistes : l’exemple du populisme » (Cahiers de psychologie politique, n° 38/ La propagande politique, janvier 2021), « les partis populistes prétendent simplifier les enjeux de la vie politique. Leurs adhérents manifestent leur rage contre les sphères dirigeantes, accusées de profiter de leurs privilèges. Ils n’ont cure de la science ; ils se méfient des arguments un peu complexes, de ceux qui imposent la réflexion et introduisent le doute dans l’analyse de la réalité politique et sociale ».

Le culte de l’affect est omniprésent au sein du mouvement « du changement » au Liban. En plus de paralyser largement la capacité à penser rationnellement, le culte de l’émotion peut être contre-productif en politique. Rien que très récemment, les députés « du changement » ont fourni plusieurs illustrations de manque d’efficacité politique. Il s’agit notamment des slogans (qui n’en sont pas moins justes) qu’ils ont écrits sur leurs bulletins de vote lors de la séance d’élection du président du Parlement, ayant ainsi transformé le droit (et le pouvoir) de vote du député en simple affiche contestataire, et qui furent précédés par la marche sur le centre-ville en prélude de la première séance du nouveau Parlement, alors que, finalement, le camp de l’ex-8 Mars a réussi à rafler trois des quatre postes au sommet du Parlement. Il s’agit également de l’« héroïsation » à outrance de la réplique d’un député du changement, lors de l’une des séances d’élection des comités parlementaires, disant à un autre député issu d’un parti « traditionnel » : « Je ne suis pas ton fils, mais ton collègue ! » alors qu’aucun des députés « du changement » n’a finalement réussi à présider un comité parlementaire. Avec ce culte de l’émotion, on a le sentiment de passer à côté du principal.

II – Le populisme comme modèle idéologique

À ce niveau, deux éléments de la culture populiste retiennent particulièrement l’attention : la tendance antipluraliste et le culte du mandat impératif.

A. Des relents antipluralistes

Dans son livre Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace (Paris, Premier parallèle, 2016, 200 p.), Jan-Werner Müller souligne que « le populisme montre une logique interne spécifique et identifiable : les populistes ne sont pas seulement hostiles aux élites, mais ils sont fondamentalement antipluralistes. Leur revendication constante consiste à affirmer : nous – et nous seulement – représentons le peuple véritable. Et leurs distinctions politiques se ramènent inéluctablement à une distinction binaire, à caractère moral, entre le vrai et le faux, et en aucun cas à une unique distinction entre gauche et droite. Le populisme est synonyme de polarisation – une polarisation qui, toujours, revêt un fort caractère moral » ; « Et c’est avant tout leur revendication morale d’un monopole de la représentation qui fait réellement des populistes ce qu’ils sont, et qui fait d’eux et de leur rapport à la démocratie un problème préoccupant ».

Cette rhétorique du « vrai peuple », du « peuple victime », est omniprésente au sein du mouvement « du changement » et de ses représentants qui prétendent souvent détenir une exclusivité pour parler au nom du « vrai peuple », et essayant ainsi d’ôter, non sans porter atteinte aux principes démocratiques fondamentaux, la légitimité démocratique aux autres forces politiques, notamment aux partis dits « traditionnels » qu’ils soient des ex-camps du 8 ou du 14 Mars. De plus, la tendance de certains députés « du changement » à se considérer comme des députés de premier rang (« hommes-peuples »), par exclusion de tous les autres et, ainsi, à refuser toute critique à leur encontre, parce que cela équivaudrait à critiquer le « vrai peuple » qu’ils prétendent en être les représentants exclusifs, est sujet à inquiétude.

Par ailleurs, en défendant bec et ongles leurs treize héros, en s’obstinant à refuser d’émettre la moindre critique à leur encontre ou d’apporter le moindre bémol à leur « treizo-mania », certains électeurs et soutiens des députés « du changement » n’ont, finalement, rien à envier, par ce comportement clanique, aux électeurs des partis traditionnels qu’ils traitent, pourtant, de « moutons ».

B. Le culte d’une notion anticonstitutionnelle : le mandat impératif

Le culte voué au mandat impératif aurait pu être envisageable si la conception libanaise de la démocratie se basait sur le principe de la souveraineté populaire. Formée par la somme de tous les individus qui la composent, la souveraineté populaire procure un mandat impératif : la personne élue ne peut déroger à la lettre du mandat qui lui a été donné sous peine d’être révoquée à tout moment par le peuple (Rousseau, Du contrat social, 1762).

Or, à l’instar de la Constitution française (art. 27 : « Tout mandat impératif est nul »), la Constitution libanaise écarte expressément, dans son article 27, la notion de mandat impératif :

« Le membre de la Chambre représente toute la nation. Aucun mandat impératif ne peut lui être donné par ses électeurs. » La Constitution libanaise adopte une conception qui s’approche clairement, comme dans la majorité écrasante des démocraties modernes, du principe de la souveraineté nationale selon lequel la souveraineté appartient à la collectivité abstraite, à une personne morale transcendante personnifiée juridiquement par l’État (Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, 1787-1788). Le mandat politique est alors représentatif : général (à l’ensemble de la nation), limité dans le temps, libre et surtout irrévocable. Le mandat représentatif libère la personne élue de la menace permanente de la révocation, il lui garantit ainsi un minimum de liberté d’action nécessaire pour un exercice effectif de ses fonctions et constitue un rempart important contre le chaos institutionnel.

En démocratie, les contre-pouvoirs sont essentiellement assurés par le principe de la séparation des pouvoirs (et leur équilibre dans un système parlementaire), ainsi que par le biais d’échéances électorales. Quant à la révocation populaire, elle ne peut constituer un contre-pouvoir crédible. Comment quantifier concrètement une majorité de révocation, par un comptage de manifestants ? Rien de moins sûr et de moins stable.

En cela, le culte du mandat impératif est une régression, d’au moins trois siècles en arrière, de la conception de la démocratie.

III – La « médiocratie » comme projet politique

Il s’agit d’un point d’une importance capitale dans le cas libanais. De manière générale, les mouvements populistes dans le monde sont antitechnocratiques. Pierre Rosanvallon rappelle, à ce sujet, que « les figures du politicien, du milliardaire ou du technocrate se superposent dans une même exécration avec ces diatribes » . En revanche, au Liban, le populisme du mouvement « du changement » est « médiocratique », vouant un culte à la technocratie et à sa culture des « experts ». Cela découle du fait qu’il s’agit d’un populisme essentiellement petit-bourgeois, à rapprocher du mouvement « Cinq étoiles » qu’a connu l’Italie.

A. Une « révolution anesthésiante »

Dans son livre Médiocratie (Montréal, Lux, 2015, p. 221 p. traduit en arabe sous le titre de Nizam al tafâha, ou le règne de l’insignifiance), le philosophe canadien Alain Deneault précise que le « terme médiocratie a perdu son sens de jadis, où il désignait le pouvoir des classes moyennes »

(p. 44). Deneault définit la médiocratie, qu’il appelle la « révolution anesthésiante », comme « l’ordre médiocre érigé en modèle » (p. 39), comme le « stade moyen hissé au rang d’autorité. Elle fonde un ordre dans lequel la moyenne n’est plus une élaboration abstraite permettant de concevoir synthétiquement un état des choses, mais une norme impérieuse qu’il s’agit d’incarner » (p. 36). La médiocratie consiste non pas à fournir un travail de qualité, mais à obtenir un succès social autour d’une quelconque réalisation, d’une « illusion de résultat ».

B. Technocratie et extrême centre

En politique, la médiocratie est, pour Deneault, « l’ordre politique de l’extrême centre. Ses politiques ne correspondent pas tant à un endroit spécifique de l’axe politique gauche-droite qu’à la suppression de cet axe au profit d’une seule approche prétendant au vrai et à la nécessité logique » (p. 43). L’impératif catégorique pour l’esprit « médiocratique » est de « penser mou et le montrer » (p. 35). Ni 8 Mars ni 14 Mars, martèlent les forces du changement au Liban. Ni contre les armes du Hezbollah à la façon de l’ex-14 Mars ni pour ces armes à la manière des ex-8 Mars, mais une nouvelle « approche » (nahj) des armes du Hezbollah, comme le répètent certains de leurs députés comme, par exemple, Ibrahim Mneimné ou Halimé Kaakour.

En effet, le philosophe québécois continue sa phrase par ce qui suit : « On habillera ensuite la manœuvre de mots creux – pis, ce pouvoir usera pour se dire de termes qui précisément trahissent ce qu’il tient en horreur : l’innovation, la participation, le mérite et l’engagement. Puis on évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le ressentiment » (p. 43). Ainsi, au Liban, la souveraineté, dont la violation par un groupe armé non étatique aux ordres d’une puissance étrangère constitue la matrice de tous les problèmes ayant engendré la crise actuelle, sera considérée par l’esprit « médiocratique » comme un « slogan creux ». S’ensuit une dépolitisation du discours politique, un manque de hauteur, de vision géostratégique pour le Liban, de maturité politique, voire une infantilisation généralisée de la politique et de ses thématiques, et ce alors que le problème du Hezbollah, par exemple, constitue le principal indice qui montre toutes les ramifications, tous les enchevêtrements et complications aussi bien régionaux qu’internationaux de la crise libanaise. Faudrait-il alors partager la conclusion de Deneault, affirmant que la médiocratie « nous idiotifie » (p. 44) ? Peut-être.

Un tel système de pensée voue un culte aux technocrates, aux experts. En effet, au Liban, la société civile appelle de ses vœux, depuis au moins 2019, des gouvernements de technocrates comme solution à tous les problèmes du pays. Le mouvement « du changement » au Liban axe son discours sur des thèmes de « gestion technocratique de l’État », qui s’apparentent beaucoup plus à un travail de membres d’un conseil municipal qu’à celui de députés, et ce alors que les problèmes du Liban sont essentiellement politiques (l’énorme crise économico-financière, malgré son caractère urgent, n’étant qu’une résultante de la crise politique, et non pas le contraire).

En effet, comme le rappelle Deneault, « l’“expert”, auquel se confond aujourd’hui la majorité des universitaires, s’érige bien entendu comme la figure centrale de la médiocratie. Sa pensée n’est jamais tout à fait la sienne, mais celle d’un ordre de raisonnement qui, bien qu’incarné par lui, est mû par des intérêts particuliers » (p. 42). L’esprit « médiocratique » est ainsi « structurellement neutralisé par une série de mots centristes, dont celui de “gouvernance”, le plus insignifiant d’entre tous, est l’emblème » (Deneault, p. 43).

Sous une fausse apparence centriste, « ce régime est en réalité dur et mortifère, mais l’extrémisme dont il fait preuve se dissimule sous les parures de la modération, faisant oublier que l’extrémisme a moins à voir avec les limites du spectre politique gauche-droite qu’avec l’intolérance dont ont fait preuve à l’endroit de tout ce qui n’est pas soi. N’ont ainsi droit de cité que la fadeur, le gris, l’évidence irréfléchie, le normatif et la reproduction » (Deneault, p. 43).

En somme, joignant deux symptômes majeurs des dysfonctionnements de nos sociétés contemporaines, à savoir le populisme (maladie de la démocratie) et la « médiocratie », on voit mal comment, au moins en l’état actuel des choses, le mouvement « du changement » peut constituer une solution au déclin de la culture politique au Liban. Ce mouvement n’est certes pas la seule force politique à en souffrir, mais il n’en demeure pas moins un produit, une facette, une expression parmi d’autres de ce déclin général de culture politique que connaît le pays du Cèdre.

Cela ne veut absolument pas dire que la situation est sans espoir. Au contraire, les prémices de l’espoir résident justement dans le fait de diagnostiquer avec lucidité la maladie, notamment en voyant ses symptômes, tous ses symptômes, pour ce qu’ils sont, sans chercher à les embellir.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Sept années après son émergence avec la crise des déchets de 2015, le mouvement dit de la « société civile » a abouti à l’arrivée de députés « du changement », ou « de la contestation », au Parlement. Une doxa politico-médiatique et intellectuelle, qui s’est progressivement imposée comme hégémonique (au sens gramscien du terme), notamment au...

commentaires (3)

par ailleurs, mr sinno a tres bien formule ses pensees , comme d'autres l'ont fait, sans pour autant propose ses idees quant aux moyens de s'en sortir . a part dire que tout espoir n'est pas perdu !

Gaby SIOUFI

10 h 27, le 29 juin 2022

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Commentaires (3)

  • par ailleurs, mr sinno a tres bien formule ses pensees , comme d'autres l'ont fait, sans pour autant propose ses idees quant aux moyens de s'en sortir . a part dire que tout espoir n'est pas perdu !

    Gaby SIOUFI

    10 h 27, le 29 juin 2022

  • si le populisme se veut opposer le peuple aux élites politiques, économiques ou médiatiques., je ne vois pas du tout en quoi ce serait critiquable ! apres tout faut faire la difference entre les Elites de toutes sortes et celles nommees ci-haut - surtout les elites politiques- qui,elles sont certainement a critiquer .

    Gaby SIOUFI

    10 h 25, le 29 juin 2022

  • Blanc ou noir ? Pas de nuances permises en politique sinon lèse majesté parce que traité de mouton votant « utile » sans doute? Pourquoi tant de haine ? A vrai dire, si l’objectif du très long article est de démontrer que les forces du changement sont des usurpateurs, il aurait fallu démontrer que les manifestations d’octobre 2019 et Août 2020 étaient également des moments d’égarement…Dans un système politique qui n’a son pareil que dans les pays totalitaires. N’en soyez pas la plume ni l’esprit. Cordialement.

    Sam

    04 h 06, le 29 juin 2022

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