Rechercher
Rechercher

Culture - Théâtre

Et vous, après le 4 août, quel est votre rapport avec le verre ?

Sur les planches du Tournesol, Julien Boutros fait du théâtre dans le théâtre. Trois intrigues racontées par un barman, qui fera du plateau le lieu où l’on convoque le passé pour essayer de mieux comprendre le présent. « Heart of Glass », une pièce où le verre – ce matériau aussi beau que meurtrier – est au cœur de tous les traumatismes.

Et vous, après le 4 août, quel est votre rapport avec le verre ?

« Heart of Glass », où les cœurs se brisent en mille morceaux. Photo Karl Hadifé

Le 4 août 2020, à 18 heures 3 minutes, Julien Boutros s’engouffre dans le tunnel à la sortie de Beyrouth en direction de son village dans le Liban-Sud. Il ignore que dans 60 secondes exactement, la moitié de la ville va s’effondrer sur ses habitants. Lorsque la lumière cognera à nouveau son pare-brise, Julien n’a pas le temps de se demander ce que faisaient ces dizaines de Libanais garés en bord de route, les yeux hagards et les visages livides de peur, que la messagerie de son portable s’affole. « Où es-tu ? Est-ce que tu vas bien ?

Donne-nous de tes nouvelles », s’acharne son frère à l’autre bout de la ligne. Lui n’avait rien ressenti, rien entendu. « J’avais été comme catapulté quelques instants dans un monde parallèle, ce tunnel aurait pu être dans n’importe quelle autre ville du monde, et le temps s’était comme par enchantement arrêté. » La voix de Nina Simone continuait d’entonner une mélodie et son chien n’avait rien compris. Il lui a fallu arriver au village, reprendre ses esprits, s’assurer que tous ses proches étaient sains et saufs et reprendre le chemin de la ville 24 heures plus tard. Comme des milliers de Libanais, le balai à la main et le désespoir au fond des yeux, il allait affronter l’indicible et confronter la destruction, les pertes, les plaies ouvertes et celles qui n’allaient jamais plus cicatriser. Comme des milliers de Libanais, il allait fonctionner en automate, complètement anesthésié, pour ramasser sa ville et ce qui lui restait comme force et comme détermination et se dire que tout n’était pas perdu « tant que nous étions vivants ». Comme des milliers de Libanais, Julien n’avait pas évalué l’impact du traumatisme et du choc psychologique que ce 4 août allait déclencher, et surtout l’obsession du verre… Durant des semaines, il y en aura partout et son texte, mis en scène au théâtre Tournesol, le dira : « Il y en avait dans les draps, dans les rideaux, dans nos assiettes, dans les climatiseurs, dans les jouets des enfants, sous les oreillers, dans les livres d’histoire, il y en avait partout… » Ce n’est que quelques mois plus tard, lorsque son chien renversera un verre... en verre, et que Julien tentera de ramasser les tessons et que sa main tremblera, que tout lui reviendra. « Il me fallait écrire une pièce autour du verre », dit-il. Inspiré de la Ménagerie de verre de Tennessee Williams, de Broken Glass d’Arthur Miller et de « la nuit de Cristal » (nom donné à une succession de pogroms antisémites ayant éclaté dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, sur l’ensemble du territoire allemand, sur ordre d’Adolf Hitler), sa pièce, Heart of Glass, avec trois acteurs principaux, Hiba Najm (qui incarne les deux rôles féminins), Karim Chebli (dans la peau des deux rôles masculins) et Tony Farah (le barman), allait voir le jour un an plus tard. La chanson Heart of Glass de Blondie sera jouée sur scène en cinq versions.

C’est le barman qui mène le bal de la narration, en contant l’histoire qui se joue et va se jouer devant les yeux des spectateurs. Photo Karl Hadifé

Sommes-nous aussi fragiles que le verre ?

C’est le barman qui mène le bal de la narration, en contant l’histoire qui se joue et va se jouer devant les yeux des spectateurs. Sur une table, au fond du bar qu’il gère, il remarque un jeune homme (que le spectateur ne verra pas mais qu’il imaginera très bien grâce au talent du narrateur) en train d’observer deux couples assis en face de lui. En fait, il est en train de leur construire une histoire. Ce jeune homme est quelque part le metteur en scène dans les coulisses qui tire les ficelles de la narration.

Le premier récit est inspiré de La Ménagerie de verre de Tennessee Williams. Nous sommes aux États-Unis, dans les années 30. Laura est une jeune fille simple, insaisissable et d’une timidité maladive, voire inquiétante. Elle ne quitte pas l’appartement et consacre ses heures à entretenir sa collection d’animaux en verre, elle est comme une pièce de sa propre collection d’animaux, trop fragile pour quitter ses étagères. Un dîner auquel est convié Jim, un ami de son frère, est organisé dans l’espoir que ce gentil jeune homme ordinaire la sorte de son enfermement. Il ne sera qu’un rêve illusoire de plus et, lorsque Laura lui montrera sa pièce préférée, une licorne, « une race qui n’existe plus dans le monde moderne », il la fera tomber par mégarde et brisera sa corne et avec l’objet la fragilité de la jeune fille. La voilà affranchie de son handicap. Jim a été un élève moyen dans sa jeunesse, un enfant pourri, arrogant et courtisé par toutes les filles de l’école et qui réalise qu’il n’a jamais pu atteindre le succès qu’il espérait. Jim a un ego surdimensionné et a du mal à composer avec ses rêves inaboutis.

Le deuxième récit, inspiré de Broken Glass d’Arthur Miller, relate l’histoire de Sylvia, une femme d’âge moyen atteinte d’une mystérieuse paralysie des jambes. Sa maladie est-elle la conséquence de son identification aux Juifs actuellement persécutés par les nazis dans l’Allemagne hitlérienne ? Ou est-elle liée au retrait de l’affection physique de son mari et à son attitude ambivalente envers sa propre judéité. Il n’en reste pas moins qu’elle est convaincue de son handicap physique et définitivement amoureuse de son médecin traitant, le Dr Hayman. Mais Sylvia est surtout coincée dans ce que la société et la politique du monde des années 30 lui imposent. Le Dr Hyman pense que la paralysie de Sylvia est psychosomatique, et bien qu’il ne soit pas psychiatre, commence à la traiter en fonction de son diagnostic. Tout au long de la pièce, il sonde ses secrets les plus intimes et en apprend davantage sur les problèmes qu’elle rencontre dans sa vie personnelle, en particulier dans son mariage. Une conscience professionnelle le pousse à tenter de trouver les racines de son mal et guérir sa patiente devient sa mission déterminante, mais l’empêche de se laisser aller à l’amour qu’il éprouve pour elle.

Les trois personnages sont incarnés par des acteurs aussi talentueux que convaincants, qui jouent la fragilité, la faiblesse et la tendresse avec brio. « La passion du théâtre et leur amour pour ce métier constituent ce qui les caractérise le mieux », avoue le metteur en scène. Et lorsqu’à la fin de la pièce, Hiba Najm ramasse les bouteilles, elle n’est plus Sylvia ou Laura, elle est toutes ces Libanaises qui ont tenté de ramasser leurs vies, tous les matins qui ont suivi ce 4 août 2020.

« Heart of Glass », où les cœurs se brisent en mille morceaux. Photo Karl Hadifé

Sortir de l’enfermement

La mise en scène brechtienne est une parfaite mise en abyme. « Il existe deux rapports, confie le metteur en scène, celui de la mise en scène qui dépeint la réalité du barman et celui des histoires racontées à travers le client fictif. Le verre existant sur les planches du théâtre met en exergue la relation des acteurs avec leur fragilité. »

Heart of Glass est une histoire d’enfermements : celui de Laura dans un malaise psychologique, celui de Sylvia dans un handicap physique mais psychosomatique, celui de Jim dans son ego et celui de Hayman dans ses principes. Sans oublier le tunnel déclencheur de tous ces enfermements, qui a mené Julien Boutros sur le chemin de ces récits. Ce tunnel qui l’a comme catapulté dans un monde parallèle et qui lui fera aborder des enfermements auxquels on ne peut échapper que par la fuite, sauf que Julien Boutros et ses personnages finiront par confronter la réalité et peut être la dépasser. Dans cette pièce de théâtre, ni le 4 août ni son explosion meurtrière ne sont explicitement évoqués, mais intelligemment suggérés par le traumatisme des acteurs et par la présence des bouteilles en verre qui jonchent le sol. Et lorsque les personnages se déplaceront dans un fracas et un vacarme de verre insupportables, c’est d’abord un décalage entre la scène qui se joue et le fond sonore qui n’est pas sans rappeler le décalage du 4 août 2020 et de Julien dans le tunnel, mais c’est aussi un bruit comme une décharge qui va droit au cœur des spectateurs et nous rappelle que nous sommes tous victimes d’un traumatisme qui a laissé en nous un souvenir douloureux et qui, pour une fois, n’est pas transparent mais transperçant. Tout comme le verre !

Au théâtre Tournesol, ce soir samedi 18 juin et demain dimanche 19 juin, à 20h30.

Billets chez Antoine Ticketing.

Carte de visite

Acteur, metteur en scène et professeur de théâtre libanais et d’audiovisuel, Julien Boutros débute son parcours théâtral en 2007 alors qu’il est encore lycéen, avec sa première pièce Beyn el-asouad el-feteh wel asouad el-ghame’ (Entre les deux noirs) au théâtre Athénée de Jounieh. En 2008, il écrit et met en scène sa deuxième pièce, Noss Noss. Après avoir obtenu son BA en théâtre à l’Université libanaise en 2011, il suivra un stage d’un an à l’École régionale d’acteurs de Cannes et de Marseille, revient au Liban en 2012 et se lance dans sa carrière théâtrale. En décembre 2017, il met en scène The City de Martin Crimp. Heart of Glass est sa cinquième pièce, qui mêle l’écriture à l’adaptation.

Fiche technique

Heart of Glass est une adaptation libre de Broken Glass d’Arthur Miller et The Glass Menagerie de Tennessee Williams, mise en scène par Julien Boutros qui en signe également la scénographie et la lumière. Avec Hiba Najm, Tony Farah et Karim Chebli

Adaptation et traduction : Malek Abi Nader

Assistant directeur : Karl Hadifé

Dramaturgie : Élias Daaboul.

Le 4 août 2020, à 18 heures 3 minutes, Julien Boutros s’engouffre dans le tunnel à la sortie de Beyrouth en direction de son village dans le Liban-Sud. Il ignore que dans 60 secondes exactement, la moitié de la ville va s’effondrer sur ses habitants. Lorsque la lumière cognera à nouveau son pare-brise, Julien n’a pas le temps de se demander ce que faisaient ces dizaines de Libanais...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut