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Les silos de blé : entre effacement et résurrection

Les silos de blé : entre effacement et résurrection

Les silos endommagés du port de Beyrouth, le 14 avril 2022. Photo d’archives Matthieu Karam

Le rituel du 4 du mois des familles des victimes s’impose. Les voici avançant au pas cadencé en direction des silos, le 4 de chaque mois, languissants et déterminés à la fois, photo collée contre le cœur ou attachée à un collier au cou comme une relique, fleur en main, larmes asséchées pour les uns, jaillissantes pour les autres, regard flottant, bougie timidement allumée…

À la recherche d’une trace. Réclamant la sauvegarde, implorant la mer, l’homme et la pierre de conserver les silos, abri de l’âme de leurs défunts, abri du non-connu, non-dit, non-révélé. Conteurs de mille et une histoires, témoins du massacre ensanglanté.

À côté de la recherche de la vérité qui, pour eux, se conjugue avec la préservation des silos, l’intérêt de la présence des silos est fondamental. L’attachement des familles des personnes disparues ainsi que celui de tous les Libanais s’explique par l’attachement à un lieu chargé de sens, un lieu commun, porteur de peine, d’une blessure commune et de solidarité. Un lieu de la mémoire, mémoire individuelle et mémoire collective. Un lieu témoin de multiples facettes, de joies et de peines : joies de Beyrouth du passé glorieux confondues avec Beyrouth en deuil pleurant ses victimes du 4 août 2020.

La catastrophe appartient à tous, aux victimes et aux vivants ou survivants : leurs familles et tous les Libanais. Tous ont besoin de s’appuyer sur cette grande bâtisse – les silos – pour se redresser.

Ce sont ceux qui ont été le plus secoués par l’explosion de ce lieu qui considèrent qu’il leur appartient et qu’ils ont le droit d’accompagner le suivi de son destin tout comme lui, le 4 août 2020, a forgé leur destin et celui de leurs morts.

La psychanalyse des lieux et de la mémoire ainsi que les recherches sur les transmissions transgénérationnelles des traumatismes attestent de l’importance des lieux des catastrophes et de leur souvenir, et par le fait même de la perturbation et des dégâts psychologiques résultant de leur effacement. Aussi, les psychothérapies s’accordent sur l’utilité de faire face aux lieux des traumatismes collectifs plutôt que de les estomper.

Au niveau des familles en deuil, les familles des personnes emportées par la catastrophe du 4 août, ce lieu condense d’innombrables significations et devient indispensable à l’élaboration de la perte. Les personnes endeuillées en ont besoin pour parvenir à vivre la séparation et pour pouvoir franchir le passage douloureux les transportant d’une période de leur vie à une autre : d’« avant la catastrophe » à « après la catastrophe », d’« avant le coup de la perte » à « après le coup de la perte ».

Les silos constituent une couverture, un ventre contenant qui abrite tout le monde. Leur présence épargne aux familles des disparus le sentiment d’effondrement de l’espoir de découvrir la vérité et le sentiment d’effacement d’une partie d’eux-mêmes étayée jusque-là sur ce lieu unifiant et unificateur.

De même, pour le peuple libanais, la peur de la disparition des silos est grande car un peuple à qui on efface « un lieu de mémoire » craint qu’on lui efface « la mémoire de ce lieu » et aussi « sa » mémoire, son identité et son intégrité. Un peuple à qui on occulte un moment aussi fort de son présent est un peuple à qui on a probablement occulté des séquences de son passé et pour qui, aussi, le futur devient embrouillé.

Élément nécessaire à l’accomplissement du processus de deuil : un deuil « non fait » et dans certains cas un « deuil impossible » (étant donné que chaque deuil se fait selon la structure de la personne et selon son histoire propre) aggrave la situation de la personne endeuillée.

La sauvegarde des silos respecte la promesse des familles faite à leurs victimes, les soutient dans leur lutte contre le sentiment de « culpabilité du survivant », sentiment que l’effacement des lieux – les silos – risque d’amplifier, de renforcer.

Les silos constituent un objet médiateur favorisant l’externalisation et la projection des émotions pour les adultes comme pour les enfants.

Présents, ils contribuent à faciliter l’expression autour des angoisses refoulées et des peurs enfouies, étape essentielle à la libération des personnes touchées du fardeau de la souffrance. Sachant qu’une souffrance profonde non élaborée, un traumatisme impensé et une blessure non « pansée » se transmettent de génération en génération et restent cachés, prêts à surgir à n’importe quel moment et à engendrer des dégâts psychologiques. L’effacement signe le déni et le déni est porteur de chagrins non résolus, non transformés et menant à des perturbations graves et parfois même à des pathologies psychologiques et/ou somatiques. Empêchant la remémoration, il crée une « crypte » où se cache l’événement violent, traumatique, jusqu’au moment d’une nouvelle réapparition. Le non-vu d’un lieu est comme le non-dit d’une émotion ou d’une angoisse.

Les silos étant témoins du drame, leur démolition dérobe un secret, qui, au sens psychanalytique, est le lit de perturbations transmises à l’insu de leurs transmetteurs et de leurs héritiers. À chaque individu mort, blessé, souffrant, à chaque fragment de corps, s’attachent plusieurs adultes, enfants et adolescents et autour de chaque perte se tissent des séries de récits plus horribles et plus étranges les uns que les autres.

Les familles ont besoin des silos, de ce rocher de soutien. Ils en ont besoin pour lui parler, pour parler à leurs morts à travers lui. Leur dernier souffle était là, des miettes de leur corps sont là. Ils en ont besoin pour y déverser leur amour, leur haine, leur colère, leur frustration, leur castration et leur regret.

Ce rocher, cette pierre, résume les derniers instants de vie, de don, de travail de chaque passant, de chaque travailleur mort pour assurer sa subsistance et celle de sa famille.

Les silos, c’est une pierre et sur cette pierre les survivants tâchent de bâtir leur espoir, l’espoir de découvrir, de savoir, de déceler la vérité. Cela devient leur raison d’être, leur cause et le projet de leur vie.

Rocher imposant, inébranlable, dont l’effondrement s’identifie à un effondrement de soi.

Pour les gens des maisons et des quartiers ravagés par les dégâts, cela fait partie de leur combat pour réparer l’irréparable.

Ainsi, pour tous les Libanais, les silos marquent un enracinement au cœur de la terre ; c’est profond et ancré, c’est le port, le bassin, la mer, la mère. C’est Beyrouth. C’est la mémoire.

La séparation brusque et cruelle du 4 août, les adieux non résorbés seront ressuscités par la démolition.

Un lieu n’est pas seulement un lieu ; un lieu est un lien et il reproduit les liens avec tous ceux qui y ont existé. Il est porteur du temps, des moments, de l’histoire.

Le lieu forme la mémoire : celle des images qui le parcourent, des voix et des sons qui y retentissent et du parfum de la peau des êtres qui ont laissé sur son pavé les traces de leurs pas.

Les lieux parlent. Ils incarnent les récits des hommes qui les recomposent pour tisser ensemble l’histoire, la mémoire.

La démolition des silos ouvre la voie à des répétitions : la première est la reviviscence du trauma de l’explosion et de la terreur, et la seconde, plus grave et dangereuse, celle de la répétition des situations de mort dans le futur de l’histoire d’un pays.

Rita EL-CHABAB

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Le rituel du 4 du mois des familles des victimes s’impose. Les voici avançant au pas cadencé en direction des silos, le 4 de chaque mois, languissants et déterminés à la fois, photo collée contre le cœur ou attachée à un collier au cou comme une relique, fleur en main, larmes asséchées pour les uns, jaillissantes pour les autres, regard flottant, bougie timidement allumée… À la...

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