Dans la soirée, la sentence est tombée. Le Hezbollah ne pouvait passer à côté d’une si belle occasion de redorer son blason et de faire oublier tout le reste. Il a besoin de cette escalade, tout comme son parrain iranien, englué dans les négociations de Vienne. Sur ce terrain-là, celui qu’il maîtrise le mieux, il ne lui est même plus nécessaire de mettre les formes.
« Lorsque l’État libanais dira que les Israéliens agressent nos eaux et notre pétrole, nous serons prêts à faire notre part en termes de pression, de dissuasion et d’utilisation des moyens appropriés – y compris la force », a dit hier Naïm Kassem, le numéro deux du parti. C’est limpide : le Hezbollah est prêt à déclencher une nouvelle guerre avec Israël, et peu importe que le Liban soit déjà à genoux. Le parti agira « quelles que soient les réponses », même si cela devait conduire à un conflit plus large, a ajouté Naïm Kassem, comme pour souligner que l’enjeu dépasse largement le pays du Cèdre.
Comment en est-on arrivé là ? Comment en est-on arrivé à une situation où une milice libanaise d’obédience iranienne prend à nouveau le pays en otage, comme s’il ne s’était absolument rien passé au cours de ces dernières années ? Voilà le résultat de ce que le Liban sait faire de pire : un mélange d’incompétence, d’hypocrisie, de naïveté et de surenchère populiste.
Tout le monde savait, depuis au moins des semaines, que l’unité flottante de production de stockage et de traitement des hydrocarbures, Energean Power, allait arriver dans la zone où se situe le champ pétrolier de Karish afin de commencer à exploiter le champ gazier. Les Israéliens ont profité des inepties stratégiques du Liban pour pousser leur avantage et établir un fait accompli. Sont-ils dans leur droit? Ils assurent, pour le moment, que l’unité n’est pas entrée dans la zone contestée. Mais elle pourrait le faire que le Liban n’aurait tout de même pas grand-chose, sur le plan du droit international, à redire. Et pour cause, Beyrouth n’a jamais revendiqué officiellement la ligne 29 qui traverse le champ de Karish. La position libanaise a beau manquer totalement de cohérence, cela n’empêche pourtant ni les uns ni les autres de faire preuve depuis 48 heures d’une démagogie presque insultante à l’égard de la population. La palme revient à Michel Aoun. Le président de la République, qui s’insurge contre la « provocation israélienne », avait poussé les membres de la délégation libanaise à négocier sur la base de la ligne 29, et non sur celle de la ligne 23, pourtant revendication officielle du Liban depuis 2011. Cela avait conduit la partie israélienne à se retirer des négociations. C’est bien le même homme qui, quelques semaines plus tard, refusait pourtant de signer l’amendement du décret 6433, seul moyen de faire de la ligne 29 la revendication officielle du Liban.
Dans cette partie, Michel Aoun et son gendre jouent leur propre carte : ils veulent se servir des tractations pour obtenir en échange une faveur des États-Unis, qui ont sanctionné Gebran Bassil en novembre 2019. Le message délivré hier par Naïm Kassem leur était adressé avant tout : il est temps de sortir de l’ambiguïté.On n’y sort, malheureusement, le plus souvent, qu’à ses dépens. Les députés de la contestation risquent d’en faire les frais après avoir unanimement demandé hier que le Liban revendique officiellement la ligne 29. Sur le papier, ils ont raison. Mais entre le cours de droit international et la réalité d’une négociation qui se déroule sur un volcan géopolitique, il y a parfois un monde.
Le Liban s’est malheureusement mis tout seul dans une situation où il n’y a plus que de mauvaises solutions. Il devait revendiquer dès le départ la ligne 29 et entamer les négociations sur cette base. S’il le fait maintenant, il prend le double risque de faire capoter à nouveau les discussions et de justifier dans le même temps une possible action du Hezbollah contre l’État hébreu. S’il ne le fait pas, il laisse Israël exploiter à sa guise le champ de Karish et renonce définitivement à ses droits légitimes.
Quelle est la moins mauvaise des solutions ? C’est la question qu’il faut désormais se poser dans un pays qui ne permet pas d’avoir un débat serein, à la hauteur de l’enjeu. Le médiateur américain Amos Hochstein devrait bientôt revenir à Beyrouth à la demande des autorités libanaises. Sa dernière proposition, qui délimite la frontière entre les deux pays par un tracé sinueux, flirtant avec la ligne 23 et accordant au Liban une partie du champ de Cana, n’a pas reçu de réponse de la partie libanaise. C’est à partir de cette proposition qu’il faut sans doute négocier aujourd’hui en essayant d’obtenir la totalité du champ de Cana et en menaçant sinon d’officialiser la revendication de la ligne 29. Il faut toutefois rester réaliste : Israël est en position de force dans ce dossier. Il exploite déjà plusieurs gisements et n’est pas aussi pressé que le Liban (devrait l’être) de signer un accord.
Le pays du Cèdre regarde depuis des années une nouvelle géopolitique se construire sans lui en Méditerranée orientale. Forer, extraire puis vendre nécessite des années et des investissements conséquents. Si le Liban veut pouvoir profiter de ses éventuelles ressources en hydrocarbures, il doit prendre une décision au plus vite. Cela implique de construire une réelle stratégie de négociation avec un objectif précis et de s’y tenir. Mais surtout de tout faire pour éviter de tomber dans le piège que lui tend le Hezbollah. Le parti de Hassan Nasrallah a besoin d’une couverture politique et institutionnelle dans le cas où il passerait à l’action. La priorité des priorités, c’est de la lui ôter.
Suite C’est qu’ils sont naïfs ou qu’ils ne veulent pas le voir.
17 h 29, le 07 juin 2022