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Quand Enki Bilal efface notre mémoire

Quand Enki Bilal efface notre mémoire

Depuis maintenant cinquante ans, l’auteur de bande dessinée Enki Bilal a été de toutes les aventures de l’Histoire de la bande dessinée. C’est d’abord dans le journal Pilote, mené par René Goscinny, qu’il mit en scène des récits éminemment politiques sur des scénarios de Pierre Christin. Des histoires servies par un dessin à la force brute, au sommet desquelles on peut placer Partie de chasse : une version forestière d’un huis clos, mettant en scène de troubles dirigeants soviétiques.

Il fera également partie de l’épopée du journal Métal hurlant, écrin des expériences graphiques flamboyantes de Moebius ou Phillipe Druillet, et dans lequel le traitement fait de hachures que Bilal utilisait alors aura tout l’espace pour se déployer.

Mais c’est lorsqu’il s’affranchit de ses scénaristes qu’il s’affirma avec le plus de force, pour devenir l’icône qu’il est aujourd’hui et dont les œuvres ont autant leur place dans les rayons des librairies que sur les cimaises des musées ou les salles de ventes aux enchères.

Si la Trilogie Nikopol marque le début de sa carrière en solo, c’est plus particulièrement depuis la suivante, baptisée Tétralogie du monstre, qu’il développe une manière de faire de la bande dessinée qui le libère de bien des contraintes, délaissant le dessin au trait noir pour une technique mixte qui le rapproche de la peinture. Chaque case, peinte individuellement, est une petite œuvre en soi. Le tout est ensuite assemblé numériquement dans un montage qui fait récit.

Cette manière de faire va de pair avec une envie chez Bilal d’effacer les frontières entre les pratiques artistiques et de naviguer aléatoirement entre elles : à côté de la BD, le voilà donc peintre, dessinateur pur et, comme la cinématographie de ses mises en scènes aurait pu le laisser deviner, réalisateur de films.

Après le Monstre, puis des récits tels que Julia et Roem ou Animalz, le voilà qui développe, depuis 2017, un nouveau cycle d’anticipation : Bug, dont le troisième volume est sorti en 2022. L’histoire de cette nouvelle série s’ouvre en 2041, alors qu’un bug mondial semble avoir porté un coup d’arrêt, instantané et définitif, au réseau internet. Pire encore, toute la mémoire numérique semble avoir été effacée.

Il faut être Enki Bilal pour s’aventurer à scénariser ce basculement vers un monde sans web et à décrire ce que seraient les événements en chaîne qui se produiraient sur Terre, tant à l’échelle des individus que des sociétés ou des cercles politiques. Mais, plus largement, Bilal questionne les effets d’un tel événement sur l’identité d’une humanité depuis longtemps dépendante de son accès au monde numérique.

Par sa volonté de parler du monde de manière globale, Bug est un conte. Mais la force de ce conte est d’être en même temps un récit intime et familial, celui d’un personnage, Kameron Obb, dont le cerveau semble avoir hérité de l’ensemble de la mémoire numérique perdue. Savoir jouer sur ces différentes échelles est sans doute, et depuis longtemps, la plus grande force d’Enki Bilal.

Bug d’Enki Bilal, Casterman, 2022, 88 p.

Depuis maintenant cinquante ans, l’auteur de bande dessinée Enki Bilal a été de toutes les aventures de l’Histoire de la bande dessinée. C’est d’abord dans le journal Pilote, mené par René Goscinny, qu’il mit en scène des récits éminemment politiques sur des scénarios de Pierre Christin. Des histoires servies par un dessin à la force brute, au sommet desquelles on peut placer...

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