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Services et sévices


D’abord il y a, bien en vue sur un promontoire, ou carrément au cœur du village ou à son entrée, la grande maison patricienne où règne le bey. Devant la demeure, souvent, les jardins sont agencés au cordeau, manière de régner sur la nature avant de régner sur les hommes. À l’entrée, la garde rapprochée filtre les visiteurs. Les grands chiens, aussi disciplinés que les fleurs des plates-bandes, regardent le va-et-vient d’un œil désabusé. La porte est toujours grande ouverte. On ne frappe pas, on montre patte blanche. À l’intérieur, les chanceux du jour patientent dans le vestibule en attendant d’être reçus. Un bourdonnement de murmures accumulés fait vibrer l’air avant de se perdre entre tapis et tentures. Longtemps il fut rare de voir des femmes dans ces déferlements. Le plus souvent, elles entrent par les cuisines où elles déposent quelque plat confectionné de leurs mains, et qui garnira la table du déjeuner où s’attarderont quelques privilégiés. Les préposés au service du café sont des proches du notable, des gens qui lui sont redevables de quelque bienfait et qui affirment ainsi leur allégeance avec un sentiment mitigé. D’un côté la fierté d’avoir accès au fonctionnement intime de la maison et de s’y comporter en domestique au sens littéral du terme : quelqu’un qui « appartient » au lieu. D’un autre côté une vague blessure d’amour-propre. Pour résoudre ce conflit, c’est finalement l’appartenance qui prend le dessus, et la conviction d’être situé du bon côté de la force.


Un bey n’a pas toujours de fortune personnelle. Mais il n’a que faire de l’argent. Il a notoirement des amis riches qui ne lui refusent rien, puisque souvent ils lui doivent tout. Et d’ailleurs, dans son fief, les commerçants font semblant de tenir des ardoises pour mieux les effacer à l’échéance. En gros, un bey distribue des services à ceux dont il veut s’attirer ou conserver l’allégeance. On en a connu de plusieurs sortes. Certains se faisaient offrir des objets précieux ou des œuvres d’art dans les maisons où ils étaient invités. D’autres, quand ils étaient mécontents de quelque indiscipline, traitaient leurs hommes à coups de pieds. Étrangement, cette violence était perçue par celui qui la recevait comme une sorte de grâce et il s’en enorgueillissait. D’autres encore ne toléraient pas que les gens de leur peuple sortent du rang avec des idées ou des attitudes personnelles. On raconte ainsi qu’un bey ayant vu l’un de ses gens portant cravate dans un café à Beyrouth, la lui a faite enlever. Et l’on n’a pas oublié la réplique d’un bey du Sud à qui ses hommes réclamaient une école. Il leur avait répondu en substance : « Nous avons instruit notre fils, c’est bien assez. »


Littéralement, bey signifie « chef de clan ». Il s’agit à l’origine d’un notable adoubé par les Ottomans, sorte de préfet de l’empire dans ses provinces lointaines. Quatre cents ans de domination ne s’effacent pas d’un revers de la main, et s’il ne restait au Liban qu’un seul souvenir de cette longue tutelle, ce serait bien cet arrangement où le bey règne sur son village et sa communauté en maître quasi incontesté, tout en rendant des comptes à une autorité supérieure, parfois étrangère, qui garantit sa légitimité. La création de la République libanaise a quelque peu perturbé ces coutumes. Il fallut au bey se présenter aux élections, gagner sa place, mettre sa popularité à l’épreuve du vote. On peut imaginer le dépit que peuvent éprouver des êtres habitués à une sorte de pouvoir absolu, à la seule idée de risquer à travers les urnes une autorité acquise. Que de levées de boucliers, de conflits douloureux, de morts, de passion, de haine ; que de sang versé pour un siège au Parlement et tout le trousseau de clés qui vient avec.


Le député a longtemps été perçu comme un bey contemporain, un cacique au bras long, soutenu par un ministre de son bloc à la tête d’un portefeuille « juteux », pouvant faire admettre gratuitement l’un de ses administrés dans un hôpital, ou les enfants de celui-ci tout aussi gratuitement dans les écoles, à condition que sa famille constitue un réservoir de voix. À la veille du scrutin de dimanche, souvenons-nous que tout cela est révolu, balayé par la révolte d’octobre 2019 dont finalement les sacrifices n’ont pas été vains. Désormais un député votera des lois, ce qui est son vrai rôle. La santé et l’instruction, entre autres, sont des droits fondamentaux dont la gratuité devrait être accessible à tous, et pas seulement à ceux qui les payent de leur dignité.

D’abord il y a, bien en vue sur un promontoire, ou carrément au cœur du village ou à son entrée, la grande maison patricienne où règne le bey. Devant la demeure, souvent, les jardins sont agencés au cordeau, manière de régner sur la nature avant de régner sur les hommes. À l’entrée, la garde rapprochée filtre les visiteurs. Les grands chiens, aussi disciplinés que les fleurs des...

commentaires (6)

Article remarquable. Espérons que tout soit " révolu", comme vous concluez. Et que cela ne reste pas un vœu pieux...

Bassam Youssef

18 h 17, le 12 mai 2022

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Commentaires (6)

  • Article remarquable. Espérons que tout soit " révolu", comme vous concluez. Et que cela ne reste pas un vœu pieux...

    Bassam Youssef

    18 h 17, le 12 mai 2022

  • Mais le bey, quel personnage, quel phénomène de la société libanaise. Le Bey, on en a un intouchable, le fameux bey national, le (zaïm waatani) qu’il suffit de prononcer affectueusement son prénom avec le titre bien sûr, pour savoir de quel côté se situe l’interlocuteur, le partisan. Nous sommes, in fine, un peuple de Bey. Non pas, le seigneur du village ou de sa communauté, le seigneur de guerre, mais nous tous à s’élever sur l’échelle sociale, par la promotion, les diplômes, les postes qu’on occupe. Comment être digne et rester à sa place, fidèle à son statut d’origine. Vous écrivez : "D’AUTRES ENCORE NE TOLERAIENT PAS QUE LES GENS DE LEUR PEUPLE SORTENT DU RANG AVEC DES IDEES OU DES ATTITUDES PERSONNELLES. ON RACONTE AINSI QU’UN BEY AYANT VU L’UN DE SES GENS PORTANT CRAVATE DANS UN CAFE A BEYROUTH, LA LUI A FAITE ENLEVER". J’ajouterai, que de nos jour, le Bey n’intervient plus personnellement, d’autres en bas de l’échelle se chargeront de ce sale travail. Au pays du "transfuge de classe", on est conscient que quitter son milieu d’origine coûte cher, très cher, et que donc pout flatter son orgueil, son appartenance, il suffit que son chef soit le meilleur, ce seigneur dont a besoin de lui comme du pain. Vous avez mille fois raison, des siècles de "turquification" ne se balaient pas d’un revers de main, et seule la révolution et les têtes coupées peuvent y remédier.

    Nabil

    14 h 03, le 12 mai 2022

  • "Il fallut au bey se présenter aux élections, gagner sa place, mettre sa popularité à l’épreuve du vote. On peut imaginer le dépit que peuvent éprouver des êtres habitués à une sorte de pouvoir absolu, à la seule idée de risquer à travers les urnes une autorité acquise. Que de levées de boucliers, de conflits douloureux, de morts, de passion, de haine ; que de sang versé pour un siège au Parlement". Plus besoin de se présenter pour mesurer l’ampleur de sa réputation. La politique est rentable, sans rendre compte à personne. Mais quand un bey a plusieurs casquettes, bey de sa région, bey politico-militaire de sa communauté, et bey dans le business, on s’autorise une ouverture envers les autres formations politiques, par le biais des alliances électorales. Ce n’est une surprise pour personne, en s’unissant avec d’anciens ennemis sur une même liste électorale, c’est pour mieux servir ses propres intérêts, et la satisfaction de la confiance que lui a accordé non pas ses clients, le mot est tabou, mais ses "électeurs".

    Nabil

    13 h 25, le 12 mai 2022

  • Excellent article. Un petit bémol: un de mes critères d'élimination des candidats c'est ceux qui parlent de santé et d'instruction gratuites pour tous. La santé dite gratuite marche à peine dans les pays riches où elle est en place (délais à la soviétique). Pour l'instruction gratuite, oui mais avant il faut parler de normalisation génératrice de croissance, d'emplois dans le privé et d'imposition non punitive qui la finance.

    M.E

    12 h 36, le 12 mai 2022

  • Pas sûr qu'octobre 19 a balayé quoique ce soit, à cause des divisions et le manque de confiance des révoltés les uns envers les autres. Ce rabattement des cartes a brouillé encore davantage la situation, et les grands gagnants seront encore et toujours les mêmes. J'espère me tromper !

    Céleste

    09 h 54, le 12 mai 2022

  • Bravo Madame d'avoir réussi le tour de force de peindre, en quelques lignes, des siècles de cette mentalité devenue plus dure que du béton armé. Vivement dimanche !

    Sidaoui Paul

    07 h 20, le 12 mai 2022

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