Critiques littéraires Roman

La guerre pour seul horizon

La guerre pour seul horizon

D.R.

Les Missionnaires de Phil Klay, traduit de l’américain par Laure Derajinski, Gallmeister, 2022, 570 p.

Si Tolstoï n’avait pas été soldat en Crimée et participé au siège de Sébastopol, où il a rédigé ses premiers écrits, sans doute n’aurions-nous pas eu ce chef-d’œuvre universel qu’est Guerre et Paix. Plus tard, l’Ukrainien Vassili Grossman, avec Vie et Destin, l’Italien Curzo Malaparte avec Kaputt et La Peau, ainsi que l’Américain Ernest Hemingway, avec Pour qui sonne le glas et L’Adieu aux armes, nous ont donné, à partir de leurs expériences sur le front, certains des plus grands romans du XXe siècle, souvent en partie autobiographiques. La littérature moderne doit donc tant et plus à la guerre.

Avec Les Missionnaires, c’est un ancien Marine, engagé en Irak de 2007 à 2008, qui prend la plume pour ce premier roman. Une fois son engagement terminé, il a profité du creative writing workshop, un programme qui permet aux anciens soldats américains de raconter leur expérience militaire, par le récit ou la fiction, et qui a déjà permis l’émergence d’excellents écrivains. Son recueil de nouvelles – Fin de mission, chez le même éditeur – témoignait déjà de la puissance de son écriture et lui avait valu le National Book Award en 2014.

Peut-être le propre d’un bon roman de guerre est de donner au lecteur, une fois l’histoire terminée, le sentiment de la défaite, quelle qu’en soit l’issue, heureuse ou tragique. Si c’est le cas, alors Les Missionnaires est extrêmement réussi. Car on finit les dernières pages, pas seulement accablé par un sentiment d’écrasement, mais avec un goût de terre brûlée dans la bouche. Non pas que tous les personnages connaissent un sombre destin, mais parce qu’il nous convainc que notre seul et unique horizon est la guerre. « Peu importait, écrit l’auteur, de soulever les passions d’un peuple en diabolisant le gouvernement, ou les capitalistes, ou les conservateurs, ou les catholiques, ou les protestants, ou les musulmans, ou les juifs. Ce qui importait, c’était le système global et interconnecté générant les richesses et la technologie qui détermineraient l’issue de cette guerre, et de toutes les guerres à venir. Ce système-là, c’était la civilisation. C’était le progrès. »

Point de départ de l’intrigue, le programme de paix que la Colombie s’efforce de mettre en place pour venir à bout de la guerre civile, une atroce et interminable mêlée qui, depuis un demi-siècle, mêle les forces gouvernementales, les guérillas marxistes, les milices d’extrême droite, les narcotrafiquants, diverses bandes armées, fait dans les 30 000 morts par an et ruine le pays. Si Mason, un ancien infirmier des Forces spéciales américaines, et Lisette, une reporter de guerre, rejoignent ce pays, c’est parce qu’on les a convaincus que, à la différence des interminables campagnes d’Irak et d’Afghanistan, qu’ils ont l’un et l’autre suivies et qui ont traumatisé l’Amérique, celle de Colombie pouvait être gagnée à travers ce processus de paix.

Sur place, leur histoire rencontre celle de Abelito, un petit fermier, obligé de servir Jefferson, un terrifiant salaud proche des milices d’extrême droite colombiennes, après le massacre de sa famille par l’extrême gauche, celle du lieutenant-colonel Juan-Pablo, des Forces spéciales colombiennes et celle de sa fille, Valencia, une belle adolescente idéaliste, donc dangereuse.

La guerre elle-même a sa vie propre. L’officier colombien la décrit ainsi : « Debout dans les champs éclairés par les étoiles, du café instantané dans la bouche pour remplacer le tabac et nous maintenir éveillés, cachés dans les fossés en bordure de routes perdues, patrouillant autour des villes en ruines, la guerre était bien plus qu’un travail. C’était l’étoile noire autour de laquelle ma vie entière était en orbite, aux côtés de laquelle la famille, les amis, les êtres chers, le sexe, l’argent et Dieu n’étaient que de faibles abstractions, négligeables en comparaison du poids de cette folie que nous combattions. C’est bien assez pour donner à un jeune homme une raison d’être. Il n’en faut pas davantage. »

La force de Phil Klay réside aussi dans le fait qu’il nous raconte son histoire en faisant la part belle aux corps. Des hommes comme des femmes. Aussi bien quand ils exultent dans l’amour que lorsqu’ils peinent pendant un jogging, souffrent lors d’un accouchement compliqué, sous les coups, la torture ou à cause d’un cancer. La description de la scène où Mason, l’infirmier des Forces spéciales, soigne deux soldats gravement blessés au milieu des mines et sous le feu des talibans est époustouflante de précision et de réalisme : « J’étais sûr que son pied avait été arraché totalement, puisqu’il avait été brisé au niveau de l’os, mais il était encore attaché par un épais pan du muscle du mollet, et nous l’avions traîné comme ça dans la poussière, envoyant des douleurs insoutenables à son cerveau. Ocho leva son pied vers la civière et le déposa sur son ventre, le berçant comme un bébé dans son bras valide, les yeux fermés. C’est l’image que je gardais de lui quand ils l’emmenèrent dans l’hélicoptère. »

Roman puissant mais aussi longue réflexion sur la guerre à l’heure où l’Ukraine lui paie un tribut accablant, Les Missionnaires va réunir habilement tous les personnages dans les derniers chapitres et se terminer curieusement au Yémen. Car c’est peut-être là que la guerre montre son dernier visage, encore plus terrifiant. Du côté d’Aden, la bataille contre les rebelles houthis, armés essentiellement de leur seul fanatisme, se livre avec des drones pilotés à des milliers de kilomètres et avec ces mercenaires des temps modernes que sont les contractors, venus de tous les pays, ici au service des Émirats arabes unis qui ne sont pourtant pas une grande puissance militaire. N’empêche qu’ils tuent eux aussi sans vergogne et en toute impunité des centaines de civils yéménites. Même les petits pays ont aussi le cynisme pour seule conscience et la guerre pour horizon.

Les Missionnaires de Phil Klay, traduit de l’américain par Laure Derajinski, Gallmeister, 2022, 570 p.Si Tolstoï n’avait pas été soldat en Crimée et participé au siège de Sébastopol, où il a rédigé ses premiers écrits, sans doute n’aurions-nous pas eu ce chef-d’œuvre universel qu’est Guerre et Paix. Plus tard, l’Ukrainien Vassili Grossman, avec Vie et Destin, l’Italien...

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