Critiques littéraires Recueil

Joan Didion, ou l’art de ne pas se raconter des histoires

Joan Didion, ou l’art de ne pas se raconter des histoires

© Julian Wasser / Netflix

Pour tout vous dire de Joan Didion, traduit de l’anglais par Pierre Demarty, Grasset, 2022, 220 p.

Surtout ne pas se raconter des histoires : telle pourrait être la devise de Joan Didion. Une devise à laquelle nul ne peut cependant rester fidèle, tant elle s’oppose à l’un de nos penchants les plus élémentaires, celui d’injecter du sens dans nos vies et dans le monde qui nous entoure. Ainsi que Didion le dit elle-même : « Nous nous racontons des histoires afin de vivre. » Cette phrase qui ouvre l’un de ses plus célèbres essais, L’Album blanc, est souvent comprise à tort comme une invitation à laisser libre cours à notre manie d’inventer des récits et des mythes, alors qu’il s’agit, au contraire, d’une critique acerbe de cette inclination humaine, comme il ressort clairement de la suite du texte : « Nous cherchons le sermon dans le suicide, la leçon sociale ou morale dans le quintuple meurtre. Nous interprétons ce que nous voyons, sélectionnons parmi les choix multiples celui qui nous arrange le plus. Nous vivons entièrement, surtout si nous sommes écrivains, à travers l’imposition d’une trame narrative sur des images disparates, à travers les "idées" avec lesquelles nous avons appris à figer ce tissu mouvant de fantasmagories qu’est notre expérience réelle. »

Décédée le 23 décembre dernier à l’âge de 87 ans, Joan Didion, romancière, essayiste, scénariste et une des grandes figures du « nouveau journalisme » (aux côtés de Tom Wolfe, Norman Mailer et Hunter S. Thompson, entre autres), n’a jamais cessé de sonder la vie culturelle et politique des États-Unis, inspectant ses failles, scrutant les illusions qui y circulent – les mensonges que les Américains se racontent, les histoires qui les consolent – afin de déterrer ce qui gît en dessous. C’est ainsi que dans En rampant vers Bethlehem (1967), une enquête sur la communauté hippie dans le quartier Haight-Ashbury de San Francisco, Didion démantèle l’image idyllique de la contre-culture des années soixante et dépeint une réalité plutôt sombre : « Nous assistions à la tentative désespérée d’une poignée d’enfants terriblement démunis de créer une communauté au milieu du vide social. Une fois que nous avions vu ces enfants, nous ne pouvions plus ignorer le vide, nous ne pouvions plus faire semblant de croire que le mouvement d’atomisation de la société pouvait être inversé. »

Publié aux États-Unis moins d’un an avant sa mort, Pour tout vous dire est l’ultime livre de Joan Didion. En douze chroniques plutôt brèves et couvrant un peu plus de trente ans, elle nous offre un condensé de son art et nous livre quelques secrets de son métier d’écrivain. Dans « Alicia et la presse underground », un article de 1968 qui explicite sa conception du « nouveau journalisme », elle critique la prétendue objectivité journalistique dans laquelle elle ne voit qu’une posture factice, arguant que nulle objectivité n’est possible « si le lecteur ne comprend pas le point de vue particulier du journaliste ». Pour Didion, écrire est un acte agressif. C’est l’imposition du « je » de l’auteur à autrui. C’est, dit-elle dans « Pourquoi j’écris », « une invasion, une manière pour la sensibilité de l’écrivain d’entrer par effraction dans l’espace le plus intime du lecteur ». Plus loin dans le même texte, elle affirme qu’elle ne se sent pas à l’aise dans le monde des idées et qu’elle n’est donc point une intellectuelle. Les abstractions la rebutent, elle ne s’intéresse qu’à ce qui est spécifique et tangible, à ce que beaucoup considèrent comme des sujets périphériques. Observatrice détachée, elle ne cherche pas à défendre des idées : « Je n’écris que pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie. Ce que je veux et ce que je crains. »

Les textes du présent recueil illustrent à merveille cette attitude d’observatrice à la fois détachée et sceptique, voire féroce. Qu’elle dresse un portrait de Nancy Reagan, relate une réunion de vétérans de la Seconde Guerre mondiale alors que celle du Vietnam fait rage, visite le château extravagant du magnat de la presse William Randolph Hearst (qui a inspiré Citizen Kane d’Orson Welles), Didion n’est jamais dupe des histoires que les gens se racontent ; sous ces récits mièvres et rassurants, elle perçoit toujours des tensions, des conflits, de la violence, du chaos.

Pour tout vous dire de Joan Didion, traduit de l’anglais par Pierre Demarty, Grasset, 2022, 220 p.Surtout ne pas se raconter des histoires : telle pourrait être la devise de Joan Didion. Une devise à laquelle nul ne peut cependant rester fidèle, tant elle s’oppose à l’un de nos penchants les plus élémentaires, celui d’injecter du sens dans nos vies et dans le monde qui...

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