
Une famille à l’aéroport de Beyrouth. De plus en plus de familles entières figurent parmi les candidats à l’émigration, souligne une étude récente. Photo Marc Fayad
En l’absence de solutions à la crise multidimensionnelle qui le frappe, la dévastation démographique du Liban, qui n’est certes pas récente, se poursuit et s’amplifie, au détriment de secteurs essentiels qui faisaient la réputation du Liban, comme celui de la santé. De l’avis unanime, le pays continue de perdre massivement son capital humain, un mouvement amorcé durant la guerre et que le silence des canons n’a pas enrayé. « Rester au Liban ? Plutôt les mouches bleues ! C’est tout le sentiment que certains jeunes éprouvent pour le pays », assure Suzanne Menhem (diplômée de l’Université de Poitiers-Migrinter, maître de conférences et chercheuse à l’Institut des sciences sociales de l’Université libanaise), qui doit publier bientôt les résultats d’une étude sur les intentions de départ des jeunes du Liban. Par milliers, privés d’avenir, saturés d’incertitudes, de jeunes adultes, des couples et, phénomène nouveau, relève Mme Menhem, « des familles entières » fuient un pays à la dérive.
Entre 8 000 et 10 000 « départs définitifs » par mois se sont produits au cours des deux années 2020 et 2021, a révélé le journaliste Jean Aziz au cours d’une conférence récente à l’Université Saint-Esprit de Kaslik. Cette estimation se base sur le mouvement des voyageurs à l’aéroport de Beyrouth tel que communiqué régulièrement par la Sûreté générale à la Direction générale de la statistique. Ces chiffres sont obtenus par soustraction des retours du nombre total de départs de voyageurs libanais. Ils sont révélateurs, même s’ils comprennent une marge d’erreur, comme le souligne Suzanne Menhem.
Suzanne Menhem. Photo DR
Flux migratoire préoccupant des cerveaux
Ancien haut fonctionnaire du ministère du Plan, professeur et chercheur à l’Université libanaise, longtemps vice-président du Conseil du développement et de la reconstruction, Boutros Labaky, auteur d’un récent ouvrage sur la question*, affirme qu’indépendamment du mouvement d’émigration qui s’est produit durant la guerre, la vague de départs « la plus catastrophique » a eu lieu dans les années quatre-vingt-dix du siècle précédent. Selon ce critique des politiques économiques haririennes, la principale cause de cette hémorragie était la politique de relèvement des taux d’intérêt bancaires, qui a bloqué la croissance économique.
Mais pour l’économiste, c’est le phénomène de « l’exode des cerveaux », défini comme le flux migratoire de scientifiques, de chercheurs ou plus généralement de personnes à haut niveau de qualification, qui lui semble être le plus préoccupant. Toutes les professions libérales ainsi que les secteurs de l’enseignement et bancaire sont affectés par ces départs massifs, indique Boutros Labaky. Citant des chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), M. Labaki précise que, depuis 2009, 40 % des médecins ont quitté le Liban. Ce pourcentage est de 30 % pour le personnel paramédical. En 2021, le chiffre des médecins partants a bondi et est passé à 1 500, alors qu’il était auparavant de 100 médecins par an. Le nombre total de médecins est aujourd’hui de 15 000, indiquent les registres de leur ordre.
Confirmant ce bilan, le président de l’ordre des médecins, Charaf Abou Charaf, dramatise encore plus les choses, en confiant que « toutes les deux semaines, une quarantaine de nouveaux praticiens prêtent serment… et presque tous s’en vont ».
« C’est cela le plus effrayant, commente le Dr Abou Charaf. Incapables de décoller, d’assurer leur minimum vital, quelque 800 nouveaux médecins auront quitté le pays au bout de cette année, alors qu’ils représentent le réservoir de résidents que nous formons pour prendre la relève. C’est la catastrophe. Il faut arrêter cette hémorragie le plus rapidement possible ! »
Et le président de l’ordre de renchérir en affirmant qu’entre 100 et 150 des grands spécialistes des centres hospitaliers universitaires (CHU), ceux-là mêmes qui faisaient la réputation du Liban comme « hôpital du Moyen-Orient », ont quitté le pays au cours des dernières années.
Boutros Labaky. Photo DR
67 % des jeunes candidats au départ
Pour sa part, se basant sur les résultats d’une étude effectuée en 2021 sur 1 023 jeunes, en majorité chrétiens, portant sur l’impact des crises multiples du Liban sur la décision d’émigrer, Mme Menhem affirme que « 75 % des jeunes interrogés veulent quitter le pays, certains accompagnés, dont 67,5 % précisent vouloir le faire définitivement ».
Mme Menhem relève aussi le « phénomène nouveau de la migration de familles entières » et révèle que des jeunes prennent des inscriptions universitaires de fortune pour augmenter leur chance d’obtenir un visa. Tout en affirmant que tous les candidats au départ ne pourront réaliser leurs projets, en raison de divers facteurs, dont la crise bancaire, Mme Menhem n’en assure pas moins que cette perte du capital humain est difficilement remédiable. Comme conséquence de ces départs, elle prévoit un vieillissement de la population, une baisse de l’offre d’emploi et de la productivité, et une baisse de la fécondité et de la diversité. Mme Menhem se désole aussi du fait que cet effondrement se produit en l’absence de toute politique de l’État à l’adresse des jeunes, « en proie à un immense désarroi devant tant d’incertitudes »…
*Boutros Labaky, « L’émigration des Libanais : 1850-2018, itinéraires d’une mondialisation précoce », éditions Saër el-Machrek. L’ouvrage rassemble notamment des études parues dans « Le Commerce du Levant ».
Tous ces braves gens n’auraient pas encore entendu parler du 3ahd el 2awi ?! On nous promet même la relève funèbre, on aurait pas atteint encore 6 pieds … vivent les bananes …
09 h 32, le 05 avril 2022