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Culture - Exposition

Ayla Hibri, sismologue de l’inconscient...

On l’a découverte photographe. Elle qui faisait parler, à la force de son objectif, des choses a priori anodines, mais qui, une fois passées au scalpel de son regard, prenaient tout d’un coup un tour presque mystique, épique. Aujourd’hui, on (re)découvre Ayla Hibri sous sa casquette de peintre dans le cadre de sa première exposition parisienne « Animanimus »* à la galerie Salahin. Comme une sismologue de l’inconscient, elle y cartographie un monde intérieur aux couleurs aussi intenses que sa sensibilité, un monde à la croisée des règnes végétal et animal et d’un ailleurs aux accents oniriques...

Ayla Hibri, sismologue de l’inconscient...

Ayla Hibri : « La peinture a quelque chose de plus féminin (que la photographie, NDLR) qui relève de l’introspection et de la lenteur. » Photo DR

On vous connaissait photographe (vous avez d’ailleurs fait partie de la seconde saison du concourt Génération Orient de « L’Orient-Le Jour ») et on vous découvre dans la peinture, dans le cadre de cette première exposition solo parisienne. Avant tout, quel a été votre premier contact avec cette pratique ?

Il m’est difficile de dater cela, car du plus loin que je me souvienne, le dessin a toujours fait partie de moi ou du moins jusqu’à l’âge de 18 ans. Je dessinais tout le temps, naturellement, avec tout ce qui me tombait sous la main, à tel point que j’ai fini par redoubler de classe à cause de cela. Ce n’est qu’au moment où j’ai commencé mon diplôme en architecture d’intérieure à l’ALBA et où l’on nous demandait de dessiner « juste », selon des canons esthétiques très précis, que je me suis un peu éloignée de cette pratique. Sans doute parce que je suis du genre à être rebutée par le manque de liberté que les codes impliquent. Au même moment, je découvre la photo et, pendant les 15 ans qui ont suivi, plus rien n’existait pour moi. Je voyageais pour faire de la photo, et la photographie me faisait voyager. C’était presque devenu un style de vie.

La série « Animanimus » de Ayla Hibri, à cheval entre le réel et l’imaginaire. DR

Qu’est-ce qui lie ces deux pans de votre carrière d’artiste ?

La photographie, à mon sens, est une épée à double tranchant. D’un côté, elle nous fait plonger dans l’instant et, d’un autre, elle nous sort du moment présent. Après avoir longtemps été dans la quête de l’image, la peinture a été une manière de m’immerger dans une approche différente, plus lente, et produire, en intérieur, ce que la photo fait en extérieur. La photo, c’est un acte que j’imagine plus masculin, plus dans l’attaque et l’exploration d’une certaine façon, et qui requiert du courage. La peinture, en revanche, a quelque chose de plus féminin, qui relève de l’introspection et de la lenteur. Ces deux côtés de mon travail m’apportent une forme de balance, d’autant que je n’ai jamais voulu me limiter à un médium. C’est comme deux casquettes que j’ai et que j’inverse à l’envie.

Dans sa série « Animanimus », Ayla Hibri fait se rencontrer la faune, la flore, l’être humain et un monde fantastique. Photo DR

À quel moment avez-vous donc renoué avec la peinture ?

Il y a 9 ans, j’étais en résidence au Brésil, au moment où a lieu le carnaval. D’instinct, je prends ma caméra argentique et je me mets à faire des photos frénétiquement, à la hâte, comme je le fais d’ordinaire. Au moment où je développe mes photos, je me rends compte qu’elles sont toutes floues, sombres, presque tragiques. Le moment m’avait échappé, et cela avait provoqué beaucoup de frustration en moi, si bien que pour des raisons que j’ignore, inconsciemment en quelque sorte, je me rends au lieu de ma résidence et je fais trois tableaux qui sont sortis de moi en un jet. Ces toiles-là abritaient en elles tout l’esprit, toute l’âme du carnaval que mes photos avaient échoué à capturer.

La série « Animanimus » de Ayla Hibri, à cheval entre le réel et l’imaginaire. DR

C’est donc en quelque sorte cette expérience qui a été le déclencheur ?

Tout à fait, sauf que je n’en avais pas pris conscience à l’époque. De retour à Beyrouth, je montre mes photos au galeriste Fadi Mogabgab qui me demande, alors qu’il n’en avait aucune idée, si je dessinais. C’était comme un signe auquel il me fallait me fier. C’est là que je me mets à peindre sans arrêt, chez moi, dans le quartier de Batrakiyé où j’ai grandi. Instinctivement, à nouveau et sans doute parce que mon imagination avait été tellement stimulée au Brésil, je reproduis ce quelque chose qui m’avait frappé là-bas. C’était à nouveau ma tentative de maintenir un souvenir, de l’éterniser et de formuler tout ce que mes photos n’avaient pas réussi à rendre. À partir de là, j’ai déployé ça en peinture et j’ai poussé plus loin, explorant tous les recoins de mon imagination, jusqu’à donner naissance, bien plus tard, à la série de huit toiles qui constituent l’exposition « Animanimus ».

Ayla Hibri n’a jamais craint la couleur ou l’excès de couleur. Photo Moe Abdouni

Parlez-nous de la naissance d’« Animanimus », justement…

Pendant neuf ans, je n’ai montré à personne ce que je peignais. Je crois que j’avais besoin de ce moment de réclusion sur moi-même, à peindre au kilomètre, histoire d’apprendre, d’une part, une nouvelle pratique et, d’autre part, de sortir toutes ces choses qui attendaient au creux de moi. J’ai dû faire une cinquantaine de toiles entre 2013 et 2022, avant de trouver l’expression la plus juste de mes propres interrogations et fantasmagories. En 2021, je rencontre Chloé Chidiac de Missolz, de la galerie Salahin, qui fait un travail fabuleux, celui de faire découvrir des artistes émergents du Moyen-Orient et d’Europe de manière hybride à Paris. Elle vient à Amman, où je suis installée depuis trois ans, visite mon studio et me propose d’exposer mes toiles dans la galerie. Ça s’est fait comme ça, organiquement. À ce moment, j’ai été puiser dans mes premières toiles, dont j’ai reproduit quatre, et j’en ai créé quatre nouvelles pour l’occasion.

La série « Animanimus » de Ayla Hibri, à cheval entre le réel et l’imaginaire. DR

On a presque l’impression que vous peignez à la manière d’une écriture automatique, avec quelque chose qui relève de l’inconscient…

Je me suis beaucoup intéressée au travail du psychiatre suisse Carl Jung dont la pratique s’articule autour de la psychologie analytique et de l’inconscient collectif. L’imagination active, aussi, dans laquelle j’ai puisé en peignant. L’idée pour moi était vraiment d’explorer les limites de mon imagination en lui lâchant la bride, d’une certaine façon. Cela tombait à un moment de ma vie où j’étais un peu lasse de la réalité et où j’avais en revanche envie de mettre sur toile des choses qui a priori relèvent du réel, mais en les représentant sous des formes inconnues. Des choses familières, à première vue, comme un corps humain, une fleur ou un oiseau, mais qui, en même temps, n’existent pas. Cette sorte de dichotomie, entre l’idée d’une fleur et ma représentation fantasmée d’une fleur, m’a octroyé une liberté infinie. En me baladant entre le monde intérieur et le monde extérieur, je voulais en fait retourner à l’essence de l’émerveillement et de la fantaisie. Atteindre des choses qu’on peut imaginer sans savoir comment les représenter, en somme.

Quelle symbolique ont ces toiles pour vous, où l’on a le sentiment d’être à la croisée d’un monde organique et d’un monde totalement onirique ?

« Animanimus » est le point où se rencontrent la faune, la flore, l’être humain, et un monde fantastique. C’est un travail de canalisation de mes instincts et mon impulsion sous forme de couleurs et de formes, dont la plupart sont des symboles et des archétypes. Ce côté onirique, à cheval entre le réel et l’imaginaire, a toujours fait partie de moi et a d’ailleurs été l’objet de mon premier livre de photographie A palm tree bows to the moon (publié chez Kaph Books en 2019). J’aime l’idée de démarrer avec un concept connu, réel, familier, et d’en brouiller les frontières jusqu’à donner naissance à des créatures qui sont comme des messagers porteurs d’un discours occulte que chacun peut s’approprier à sa manière et selon sa sensibilité.

Pour mémoire

Et sur le fumier, Ayla Hibri fait pousser des roses

La couleur est omniprésente dans toute l’exposition. Quelle fonction a-t-elle pour vous ?

C’est un langage à lui seul. Je n’ai jamais craint la couleur ou l’excès de couleur. Même le noir et le blanc, dans mon cas, je les approche comme des couleurs à part entière. En fait, j’explore les couleurs dans tout ce qu’elles peuvent avoir d’intense, d’extrême, de parlant ; puis je passe au noir et blanc, un peu comme je le fais en photo. Comme quoi ces deux pratiques s’irriguent et ne sont jamais trop loin l’une de l’autre. Elles sont qui je suis.

*« Animanimus » de Ayla Hibri, jusqu’au 7 avril, à la galerie Salahin, curation de Chloé Chidiac de Missolz. 44 rue de Tournelles, 75004, Paris.

On vous connaissait photographe (vous avez d’ailleurs fait partie de la seconde saison du concourt Génération Orient de « L’Orient-Le Jour ») et on vous découvre dans la peinture, dans le cadre de cette première exposition solo parisienne. Avant tout, quel a été votre premier contact avec cette pratique ? Il m’est difficile de dater cela, car du plus loin que je me...

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