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Nos Lecteurs ont la Parole

Effacement et dépossession... Non, ne touchez pas aux silos !

Effacement et dépossession... Non, ne touchez pas aux silos !

Les silos de blé doivent rester des témoins éternels. Photo Zeina Zerbé

Le Liban me devient de plus en plus étrange et étranger. Depuis que je ne le reconnais plus, je ne me reconnais pas non plus. Les visages qui m’entourent dans les centres commerciaux, les restaurants, les cliniques médicales ne sourient pas. Figés, leurs lèvres prononcent des paroles mécaniques et esquissent des sourires plaqués contre lesquels les pulsions de vie ne se battent plus. Le vécu traumatique quotidien, tyrannique, envahisseur, assiège les êtres et les dépossède de leurs essences particulières, les transformant en un bloc humanoïde à cadence unique.

L’hygiène des toilettes dans les espaces publics n’est plus aussi bien entretenue, le mobilier n’a plus son lustre, les films de cinéma ne sont plus projetés pour une longue durée, les pièces de théâtre m’échappent. Par ailleurs, je retrouve ces nouveaux employés : ils répondent au téléphone et quand je décline mon numéro de téléphone portable, en français, pour passer une commande ou faire une réservation comme je le fais depuis toujours et comme le faisaient mes parents avant moi, je les entends me dire « english please ». Perturbée, je me mets alors « à l’heure anglaise » et eux me répondent gentiment « bienvenue Madame Zeina... » pendant que je me dis intérieurement, avec irritation « Madame Zerbé ! Madame Claude tenait un bordel ! Mais pourquoi on ne les forme pas ?! » ; et lorsque je commande un baba au rhum, je les entends me demander si je le voudrais avec ou sans rhum ; je m’empresse alors de rétorquer « mais c’est un baba au rhum ! » et dans une sorte d’affirmation stérile, je le commande alors « avec un shot de rhum en extra s’il vous plaît ! ».

Il y a de surcroît cette cacophonie qui a éclaté il y a quelque temps, parce qu’une employée n’avait pas été autorisée à porter le voile au centre commercial de l’ABC Achrafieh – politique d’établissement qui embauche pourtant des employés et accueille des clients de toutes religions et confessions confondues –,

je les écoute eh bien, offensé(e)s polémiquer et jacasser, dénonçant une atteinte à leurs droits fondamentaux. Je riposte alors : « Quand vous me servirez un verre d’alcool dans un restaurant où l’alcool est prohibé, quand vos hommes ne dévoreront plus mes cuisses et mon décolleté quand je me balade dans vos quartiers, quand les hommes ou femmes homosexuels seront embauchés dans vos centres commerciaux en tant que make up artist ou vendeur(se)s comme ils le sont à l’ABC, alors je défendrai publiquement le port du voile pour les employées. Il ne s’agit plus d’un combat pour les droits humains fondamentaux. Votre perception des droits de l’homme est sélective et clivée. Je l’appelle invasion culturelle à caractère religieux, maquillée de revendications pour la liberté d’être. »

Mais mon Liban, où es-tu passé ? Recomposition des tissus socioculturels et démographiques flirte sadiquement, pour moi en tout cas, avec une dépossession identitaire culturelle. Il est vrai que chez moi Lara a dû partir, Cybèle et les enfants sont partis, mes ami(e)s sont partis, au moins dix de mes collègues sont partis, mon dentiste prépare sa valise, Rita, Anis et leurs chiens sont partis, mon cordonnier toujours là depuis longtemps est parti...

Les larmes aux yeux, avec émotion, je dis alors au revoir à chacun(e), triste mais aussi soulagée pour elles et eux d’échapper à l’enfer quotidien qu’est devenu le Liban. Celles et ceux qui vont au Québec me disent : « Allez viens, on t’attend ! Besoin de ton souffle. » Alors que leur souffle à tous manque déjà atrocement par ici… Comme le mien manquera lorsqu’un jour, enfin, je partirai ! Dommage ! « Dommage pour le Liban que toi, tu partes », je les entends me dire… Peut-être que nous devrions partir finalement, pour nous reconstituer, pour ne pas mourir ici, bouffés. Les juifs libanais sont la première communauté qui l’avait compris. Aujourd’hui, elle ne s’épanouit plus ici. Seuls les cimetières et la synagogue témoignent du temps où elle fut, où les gens se réunissaient pour prier, rire et pleurer, puis rentraient chez eux, chez nous ici au Liban.

Aujourd’hui, l’argent iranien payé en dollars américains rachète terrains, appartements, coiffe les femmes d’un voile noir, glisse sur nos territoires et nous chasse insidieusement. « Chiites ! Chiites ! » criaient-ils en saccageant la place du 17 octobre au centre-ville, le débat des idées, la renaissance politique. Chiites, ils ont crié aussi en assassinant un chiite des leurs, un chiite des nôtres : Lokman Slim, le 4 février 2021, en scandant des slogans à l’encontre du juge d’instruction Tarek Bitar, noyant le travail de la justice dans l’affaire de l’explosion du port.

Brandissant fièrement au musée de Mleeta une Merkava tronquée ainsi que d’autres « babioles » israéliennes capturées lors des « victoires divines » successives, le Hezbollah tire ainsi sournoisement, mine de rien, sur les ficelles de l’État libanais qui s’empresse d’avaliser les projets de reconstruction du port de Beyrouth et de démolition des silos de blé, témoins lancinants du crime de l’explosion du nitrate d’ammonium stocké pour nourrir la criminalité de Bachar el-Assad contre son peuple ; une explosion suite à laquelle, de nos propres mains, nous avions ramassé nos 218 morts et 7 000 blessés ensanglantés, une population traumatisée à vif, un Beyrouth criminellement raturé, violé et dénaturé.

Accepter de raser les silos, c’est cautionner un crime contre l’histoire du pays, c’est un acte de fourvoiement et de trahison effroyable aux morts, aux blessés, à la ville et au travail de mémoire.

Oui, les silos de blé seront les témoins éternels du crime du régime libanais contre son peuple. Et non, Beyrouth ne sera jamais iranienne tout comme Kiev ne sera pas russe.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Le Liban me devient de plus en plus étrange et étranger. Depuis que je ne le reconnais plus, je ne me reconnais pas non plus. Les visages qui m’entourent dans les centres commerciaux, les restaurants, les cliniques médicales ne sourient pas. Figés, leurs lèvres prononcent des paroles mécaniques et esquissent des sourires plaqués contre lesquels les pulsions de vie ne se battent plus. Le...

commentaires (1)

j'aurais tant voulu que la batisse du parlement place de l'etoile soit aussi detruit et garde comme tel, pour nous rappeler de la ruine de notre pays represente par les crapules qui y ont siege

Gaby SIOUFI

10 h 48, le 16 mars 2022

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Commentaires (1)

  • j'aurais tant voulu que la batisse du parlement place de l'etoile soit aussi detruit et garde comme tel, pour nous rappeler de la ruine de notre pays represente par les crapules qui y ont siege

    Gaby SIOUFI

    10 h 48, le 16 mars 2022

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