Critiques littéraires Récit

Ascèse et vieux tacot

L’écrivain polonais Andrzej Stasiuk est un arpenteur de ce que l’on appelait naguère les pays de l’Est. Chroniqueur nostalgique de la vie quotidienne des derniers temps du soviétisme qui furent ceux de son enfance et de sa jeunesse, il est aussi celui des grands espaces qui vont des frontières de la Pologne ou de l’Ukraine jusqu’aux confins de la Russie.

Ascèse et vieux tacot

Andrzej Stasiuk. D.R.

Dans son dernier ouvrage traduit en français et intitulé Mon bourricot (Osiolkiem, le titre original polonais, signifiant âne, ou animal de bât), Stasiuk raconte qu’arrivé à la cinquantaine, il a décidé de mettre à exécution un vieux rêve, celui de partir vers l’Est sur les routes de Russie et de l’Asie centrale, et de pousser le plus loin possible en direction de la Chine et de l’Extrême-Orient. Il arme donc un tacot de l’ère soviétique, vibrant, tactile, presque vivant et qui sera bichonné et traité comme une véritable monture, il entreprend toutes sortes de démarches administratives pour les visas et autres paperasses, il embarque un acolyte passionné comme lui de vieilles mécaniques et de roulage, et part. Il traverse l’Ukraine en proie aux révolutions et aux guerres civiles, entre en Russie, roule sur des étendues vides et monotones, puis passe dans l’insondable Kazakhstan. Il a certes constamment à faire à des gardes-frontières ou à des policiers véreux sur le bord des routes des fins fonds de steppes. Mais l’essentiel est ailleurs, dans la progression, dans l’avancée au cœur de paysages infinis, au gré de rencontres insolites, de discussions avec des errants, ou avec des êtres qui semblent l’incarnation de l’immuabilité du monde. Au gré aussi d’aventures extrêmes sur des pistes sans noms, sur des immensités non balisées, au côté de l’univers fascinant des camionneurs dans leurs énormes engins et leurs remorques, lors d’escales en des points improbables du globe, ou alors sur d’incroyables autoroutes jetées au milieu de rien où l’on peut foncer comme on navigue ou comme on traverse l’univers intersidéral et ce sont alors des rêveries grandioses et insensées qui naissent.

Dès le commencement, Stasiuk annonce clairement que ce voyage n’a pas de but, sinon celui d’atteindre le point le plus lointain possible à l’Est, de se dissoudre littéralement dans les paysages, dans l’immensité sans fin de la steppe, de se perdre dans une sorte d’abstraction de l’espace et du temps. Roman de la route, vaste poème à la gloire de la voiture et de sa mécanique, le livre de Stasiuk, apparaît ainsi, par-delà son indubitable caractère picaresque, drôle, bourru, comme une véritable quête mystique. Quête d’une ascèse, d’une émaciation de soi, comme l’appelait Saint-John Perse, d’une marche vers toujours moins de civilisation, vers toujours moins d’obstacles dans la pure contemplation de l’horizon et du ciel, et donc dans le rapport de soi au simple fait d’être au monde.

Cette étrange quête est donc aussi, indubitablement, une fuite, une sortie d’Occident, de l’univers du confort, de la consommation, du commerce, et de tout ce qui, consciemment ou pas, nous divertit de nous-mêmes, de notre condition et de notre rapport immédiat et élémentaire à la création. Tout le long de son périple, Stasiuk développe des considérations sur l’ennui que provoque le monde contemporain, trop lisse, trop mou, qui laisse baigner l’homme dans l’aisance et le prive de l’expérience de la vie, l’empêche d’éprouver que l’extérieur et la réalité existent, dans toutes leurs aspérités, leurs rudesses et leur complexité. C’est en ce sens qu’il faut lire ses étonnantes pages sur la violence métaphysique des chevauchées des conquérants nomades, ou sa nostalgie désabusée et pleine d’autodérision pour le dénuement presque philosophique de la vie quotidienne de l’époque soviétique dont il retrouve les traces dans les bourgs perdus des confins des steppes.

On a évidemment comparé Mon bourricot à On the Road de Jack Kerouac, à qui Stasiuk fait lui-même souvent allusion. Mais là où chez Kerouac, le texte s’écrit au contact du vaste espace de liberté que représente dans l’imaginaire humain l’Ouest américain, le mouvement vers l’Est chez Stasiuk est au contraire celui d’une traversée des immensités oppressantes, pesantes de la Russie et, au-delà, de la terrible Asie. L’Asie est moins ici le nom d’un continent que le symbole d’une sorte de démesure absolue, de l’illimité, dans le miroir de quoi nous reconnaissons la dérisoire vanité de nos vies individuelles, de tout ce qui est de l’ordre de l’installation, de la citadinité, de la sédentarité. Elle est donc aussi ce qui nous pousse à nous confronter à la vérité de nos existences et à l’impitoyable cruauté du monde, pour atteindre, de temps à autre et comme en une magnifique récompense, à quelque chose d’apaisant et de grandiose, à l’instar de ce moment où, au bout de centaines de kilomètres de routes, le moteur à l’arrêt cesse progressivement de grincer et de chuinter et où, dans le silence fabuleux, surgit l’incommensurable univers nocturne avec lequel enfin on ne fait plus qu’un.

Mon bourricot de Andrzej Stasiuk, traduit du polonais par Charles Zaremba, Actes Sud, 2021, 219 p.


Dans son dernier ouvrage traduit en français et intitulé Mon bourricot (Osiolkiem, le titre original polonais, signifiant âne, ou animal de bât), Stasiuk raconte qu’arrivé à la cinquantaine, il a décidé de mettre à exécution un vieux rêve, celui de partir vers l’Est sur les routes de Russie et de l’Asie centrale, et de pousser le plus loin possible en direction de la Chine...

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