Le Milieu des mondes : une histoire laïque du Moyen-Orient depuis 395 à nos jours de Jean-Pierre Filiu, Seuil, 2021, 384 p.
En plus d’avoir réussi de brillantes carrières diplomatique et politique (il fut membre de plusieurs ministères), en plus d’être un professeur polyglotte à Sciences Po Paris (il maîtrise le français, l’anglais, l’espagnol et l’arabe), Jean-Pierre Filiu est l’auteur de nombreux articles et d’une vingtaine de livres majoritairement consacrés au monde arabe. Dans son dernier ouvrage, il nous propose une « histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours ». Laïque parce que le Moyen-Orient est une terre de conflits confessionnels et d’obsessions identitaires.
Si l’auteur revient sur les amalgames contemporains, il y dénonce surtout une manipulation du passé, un passé que les « prédateurs régionaux » défigurent sciemment pour justifier leurs conflits. Le but de cette analyse dépassionnée est donc « d’éviter que des récits de combats ne nourrissent de nouvelles crises ».
Si l’amiral américain Alfred Mahan conceptualise le « Middle East », le Moyen-Orient est, en réalité, un « milieu des mondes » en ce sens qu’il se situe au centre de l’ensemble continental composé par l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Souvent réduit (à tort bien sûr) à son image de « berceau des trois monothéismes », le Moyen-Orient est, à plus d’un titre, « berceau de l’humanité ». Sa centralité géographique implique une centralité politique établie en 395 autour de l’Empire romain d’Occident et de l’Empire romain d’Orient (Empire byzantin).
Loin de présenter au lecteur un « fantasmatique choc des civilisations », Filiu démontre, au contraire, que les guerres ont « très rarement opposé deux blocs cohérents en terme d’appartenance religieuse ou ethnique ». Même l’opposition interne à l’islam entre sunnites et chiites ne se consolide que sur le long terme et « ne prend sa dimension moderne que dans le cadre de la confrontation entre l’Empire ottoman et la Perse safavide ». Pour autant, la paix et la tolérance n’ont, hélas, pas été prédominantes au Moyen-Orient, mais les contradictions s’y déclinent sous des formes bien plus complexes qu’il n’y paraît. Ce sont précisément ces contradictions que l’auteur analyse. La construction de l’Empire byzantin est, contre toute attente, davantage politique que religieuse puisqu’il a le christianisme en commun avec l’Empire romain d’Occident. La mise à sac de Constantinople en 1204 a contribué, bien plus que toutes les ruptures théologiques, à opposer les Églises d’Occident et d’Orient. Loin d’être un « choc frontal » entre chrétiens et musulmans, les croisades voient les États latins « s’insérer dans une équation régionale où les dirigeants croisés, eux-mêmes souvent divisés, jouent un camp musulman, en Égypte, contre un autre, en Syrie, et vice versa, sans compter tous les arrangements conclus avec les roitelets locaux ». Quant au pacte franco-ottoman dont le but était de neutraliser des ennemis communs (les Habsbourg, l’Angleterre et la Russie), il « fait fi des considérations religieuses trop souvent présentées comme déterminantes au Moyen-Orient ». À travers les siècles, sur une période d’un millénaire et demi, les exemples ne manquent pas…
Certes, Filiu regrette que l’ambition chronologique de ce livre l’ait contraint à une « sélection sévère » des événements et des sujets abordés. Cependant, l’essentiel y est : les deux Empires romains (d’Orient et d’Occident), les califats, les croisades, les Mongols, les Mamelouks, les Perses, les Ottomans, les tanzimat, la Nahda, le génocide arménien, la distribution et le déroulement des mandats, le détournement des indépendances arabes, les deux guerres mondiales, la guerre froide, le conflit israélo-arabe, le nationalisme arabe, les enjeux pétroliers, la guerre du Golfe, le terrorisme, la politique de Bush, d’Obama, de Trump, de Poutine, celle des présidents français de la Ve République… L’auteur déplore que le débat français sur le Moyen-Orient ne soit, encore aujourd’hui, tronqué par les deux travers de la IIIe République : l’islamisation des Arabes et la priorité accordée aux « minorités » sur les peuples.
Ce remarquable ouvrage qui éclaire d’un jour nouveau une histoire dont on a trop vite pensé qu’elle était exclusivement confessionnelle, ne peut être qu’inabouti… En effet, les hommes et les femmes du Moyen-Orient « continuent de lutter pour se réapproprier, avec le récit de leur propre histoire, le droit de définir enfin leur destin ». Cette lutte est d’autant plus nécessaire que cette région est, à la fois, « lourde de menaces et porteuse d’espérances ».