Ces mots sont adressés à ceux qui veulent tuer Beyrouth. Mais aussi à ceux qui craignent que cela puisse arriver, qu’une ville comme Beyrouth soit mortelle. Une ville comme Beyrouth ne peut pas mourir. Se transformer, sans doute. Être prise en otage ? Soit, et alors ? Beyrouth ne compte pas en années, ni même en décennies, Beyrouth compte en siècles. Beyrouth possède en elle-même une flamme de vie qui finit par brûler les doigts de ses agresseurs. Cette flamme, c’est le soir qu’on peut la saisir le mieux. Quand les rayons du Soleil couchant finissent de taquiner l’intimité des habitations, quand la réverbération crue laisse place à un clair-obscur apaisant ; quand enfin l’horizon se pare d’un turquoise blessé de pourpre à faire pleurer les poètes, avant que la nuit n’ouvre, comme au théâtre, les rideaux de l’univers. Alors s’allument les feux follets de Beyrouth, alors se réveille une ville pressée de se foutre du destin, une ville qui fait du bruit pour effrayer la mort et s’en amuse en se moquant d’elle-même.
Au commencement, étaient les tavernes et les hakawatis, réservés aux hommes. Mais dès 1899, le cinéma allait ouvrir la nuit aux femmes, la rendre moins interlope. Les premiers films étaient projetés sur des draps blancs tendus en plein air : c’était au théâtre Fleur de Syrie, tout à gauche sur cette image, là où se déploie dans un bain de lumière le music-hall Parisiana ouvert depuis 1928. Entre le Fleur de Syrie et le Parisiana, c’est un changement de nom significatif judicieusement signalé par Samir Kassir : Beyrouth s’est ouverte à l’Occident. Il est vrai que le mandat français y a été pour beaucoup, mais le mandat n’aurait accouché que d’une souris sans le travail tout de fermeté maniaque et de coups de baguette de la part des confréries religieuses, les jésuites en tête.
Dans les années 1930, Beyrouth veut ressembler à Paris de toutes ses forces : cinémas, cabarets, music-halls, bars, cafés de plein air ; la nuit est désormais une journée à part entière qui commence au crépuscule et se poursuit jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Beyrouth se couvre de lumière et de néons quand les autres capitales arabes – hormis Le Caire – s’endorment dans un silence pudique. Deux quartiers se distinguent : l’avenue des Français et la place des Martyrs.
Nous sommes ici sur cette dernière, du côté de l’hôtel Savoy qui abrite entre autres les bureaux du quotidien Le Jour, à l’ouest de la place. La caméra, dirigée vers le sud-est, est posée sur trépied pour un temps de pose long : il s’agit de capter la lumière de la nuit pour en faire une carte postale publiée par Photo Sport. Le résultat est une petite merveille : en prêtant l’oreille, on peut entendre la respiration de Beyrouth, l’entremêlement des voix d’artistes, des orchestres, des applaudissements, des claquements de couverts sur la porcelaine, du brouhaha de la foule. Il s’en dégage même une fragrance caractéristique, ce mélange aigre-doux de fumées de narguilé et de cigarette, de braises de charbon, de grillades, d’humidité marine, de jasmin, de fleur d’oranger : voici l’odeur animale de la nuit de Beyrouth.
Il est des images qui résistent à toute tentative de datation sérieuse : celle-ci en est un exemple. On peut grosso modo la situer avant la disparition du cinéma Royal, que l’on aperçoit à droite surplombé d’une enseigne au nom de son petit frère l’Empire. Le Royal sera détruit à l’automne 1946 pour ouvrir la rue Béchara el-Khoury. Avant aussi l’inauguration du cinéma Hollywood, le 12 avril 1943, à la place du restaurant Aref, au rez-de-chaussée de l’immeuble Sursock, cette bâtisse moderne que l’on voit à gauche. Avant la faillite du même Aref à l’orée des années 1940. Mais après les débuts du cinéma Roxy (début 1934), et surtout après le dramatique effondrement de l’immeuble du café Kawkab ech-Chark (mars 1934), remplacé dans les années suivantes par le bâtiment du milieu à deux étages, connu sous le nom d’immeuble Tabet, que surplombe l’enseigne du Roxy. Nous sommes donc dans un intervalle compris entre 1936 et 1940, mais au vu de l’éclairage à profusion et des modèles des véhicules garés sur la place des Martyrs, très probablement dans les trois dernières années avant la Seconde Guerre mondiale. Le film projeté au Roxy n’a laissé que peu de traces dans l’histoire du cinéma : sorti en 1932, Demain à sept heures raconte l’histoire d’un tueur en série appelé l’As de pique. Le propriétaire du Roxy, Gabriel Murr, aimait assurément effrayer son public. En tout cas, il ne lésinait pas sur les moyens pour l’attirer : le néon de l’immeuble Tabet devait être changé au gré de la programmation, parfois chaque semaine, comme c’était le cas de l’annonce de l’Empire, dont on aperçoit le superbe bâtiment Art déco tout à gauche, baigné de lumière. L’Empire a débuté sa carrière en 1927 en tant que théâtre avant d’être rapidement repris et développé par des pionniers du cinéma au Liban, Nicolas Cattan et Georges Haddad, pour en faire la plus pérenne des salles libanaises.
Abou Afif, un local sans portes
Beyrouth la nuit dans les années 1930, c’est une profusion de publicités lumineuses : Aspirine Bayer, Thé Lyons, Ovomaltine. Beyrouth la nuit dans les années 1930, c’est ce restaurant emblématique : Abou Afif, situé juste en face, au coin gauche de l’immeuble Tabet sur la rue de Damas. Abou Afif revient de loin : c’est à cause de travaux irréfléchis qu’il avait entrepris dans son local nouvellement loué de l’immeuble du Kawkab ech-Chark que le bâtiment s’était effondré, faisant des dizaines de victimes. Mais Abou Afif avait des relations : très vite, le voilà devenu une halte incontournable pour les noctambules sortant d’un des nombreux cinémas du coin. Abou Afif n’a jamais installé de porte à son restaurant, même durant la Seconde Guerre mondiale : à quoi aurait servi une porte pour un local qui ne fermait jamais ? Beyrouth la nuit à cette époque, ce sont des milliers de noctambules qui font vivre les chauffeurs de taxi, les garçons de café, les barmen, les plongeurs, les cuisiniers, les marmitons, les tenanciers de café, les marchands de foul, les fruitiers, le Mirza de Haouz es-saatiyé, les distributeurs de sahlab du coin de l’avenue Foch, le rôtisseur de la rue Gouraud, le tabac de Caracol el-Abed, et j’en passe.
Beyrouth la nuit dans les années 1930, ce sont ces véhicules dont on n’aperçoit que la lumière fossilisée par le temps de pose : ces traînées blanches laissées sur l’émulsion argentique donnent une idée des quelques véhicules et du sens de la circulation ; qu’un tramway s’arrête un peu plus longtemps, le voilà qui laisse une image spectrale à la postérité.
Et c’est cette ville qui a tant vécu et qui n’a nullement l’intention de s’arrêter de vivre qu’on prétend aujourd’hui mettre à genoux ? Non, il ne suffit pas de ruiner un peuple : celui-ci a survécu à la famine avant de faire de sa capitale le Paris du Moyen-Orient. Ni de détruire les pierres, elles l’ont été sept et dix fois, et par tous les moyens. Ni de faire peur : quatre siècles d’oppression ottomane n’y ont pas suffi. Ni de faire fuir ses habitants : ils finissent toujours par revenir par son port ouvert comme des bras maternels. Non, Beyrouth ne mourra pas.
*Merci à Gaby Daher pour cette magnifique carte postale tirée de sa collection.
Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection à la découverte d’un pays disparu. L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +961 3 685968
Merci monsieur Boustany de rafraîchir notre mémoire Le peuple qui possède une bonne mémoire ne mourra jamais
23 h 35, le 20 février 2022