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Culture - 400e anniversaire

Molière dans la jungle libanaise

De l’arriviste à la coquette allumeuse en passant par le misanthrope grincheux ou vertueux, le bigot et faux dévot, l’accro au sexe, l’avare impénitent grippe-sous, on retrouve les personnages moliéresques disséminés plus dans le réel quotidien que sur les scènes du pays du Cèdre...

Molière dans la jungle libanaise

« Les Fourberies de Scapin », dans une mise en scène de Christophe Cotteret au théâtre Monnot en 2003. Photo d’archives L’OLJ

Ce n’est pas par hasard que l’on désigne le français par « la langue de Molière ». Homme de scène, fin observateur, coléreux, expansif et boulimique de travail, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, auteur d’une trentaine de pièces allant de la farce à la comédie de mœurs, jouit d’une maîtrise souveraine de cette langue dont il est un représentant emblématique. Son génie réside sans doute dans le fait d’avoir créé des archétypes qui nous renvoient encore aujourd’hui à nos propres travers, intemporels et universels.

En célébrant les 400 ans de sa naissance, l’on revient volontiers sur ces personnages qui ont dépassé la fiction pour se couler, avec une fluidité naturelle, dans le registre humain avec une foule de personnalités que l’on croise tous les jours. Et que l’on reconnaît d’emblée avant même de les aborder. Avec un rictus, une moue d’ironie, d’amusement ou d’irritation, bien entendu.

« Le Bourgeois gentilhomme » au Festival de Baalbeck en 1964. Photo d’archives L’OLJ

Des personnages universels

De Monsieur Jourdain à Célimène en passant par Alceste, Tartuffe, Don Juan, Harpagon, Argan, la palette de personnages est haute en couleurs. Ces ombres surgies de l’univers des pièces de Molière ne désignent pas seulement des créatures complexes attifées de costumes et de perruques poudrées mais bien l’éternel caractère des femmes et des hommes dans leur excentricité, fantaisie, décrépitude et vaine énergie. Molière a eu l’art de brosser une humanité aux nuances et comportements qui défient les siècles, les barrières sociales et les frontières.

Sous sa plume-scalpel, l’autopsie de la société devient à la fois comique et tragique. Mieux vaut rire, dit-on, de ces incorrigibles caractères et incurables farfelus qui sont parmi nous : de l’arriviste qui veut s’identifier à la noblesse (ou la bourgeoisie) à l’incurable coquette allumeuse en passant par le misanthrope grincheux ou vertueux, le bigot ou le faux dévot, l’accro au sexe, l’hypocondriaque obsédé par la maladie et la mort ou encore l’avare, impénitent grippe-sous...

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Tartuffe

Par-delà le ridicule, les traits grossis à la loupe et les masques mondains pour cacher des comportements peu avouables, Molière a joué cartes sur table. En dévoilant la nature humaine sous ses aspects les plus (in)congrus, les plus extrêmes ou les plus soumis, le grand dramaturge a donné voix, paroles et présence à tous ses contemporains. Et par là même à tous les habitants de la terre. Et même si on garde certaines nuances éthiques, l’homme, invariablement, est le même. Même poli par l’éducation et la culture !

En traitant, par exemple, des rapports amoureux sous tous les angles, de L’école des femmes au Dépit amoureux en passant par Don Juan, Molière brosse de brillants portraits de femmes et d’hommes en proie à une dure éducation sentimentale et à la tyrannie des passions.

En auscultant, également, le rapport maître-esclave, il en a fait un nerf moteur de la comédie. Notamment à travers cette figure du valet, confident ou agitateur de conscience, balançant des propos qui sonnent comme des avertissements ou d’insolentes critiques sociales. Ces langues bien pendues des subalternes seraient-elles un préambule à la notion révolutionnaire ? Sganarelle face au seigneur Don Juan, Scapin confrontant Léandre, Toinette qui tance Argan dans ses divagations, autant de duos où la domesticité prend discrètement le dessus. Comme une timide percée des classes émergentes ou des signes avant-coureurs de la sédition...

Pierre Mignard, Portrait de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière (1622-1673). Google Art Project

Molière en Orient et au Liban

Beyrouth et l’Orient ont attendu jusqu’au XIXe siècle pour voir débarquer cet univers coloré sur les planches avec tous ces personnages truculents et fantasques mais parfaitement similaires à nos semblables…

Hormis l’aspect pédagogique dans les écoles ou les universités, le théâtre francophone à Beyrouth a présenté quelques mémorables pièces de Molière. Le 13 juillet 1961, le VIe Festival de Baalbeck est ainsi inauguré sur les marches du temple de Bacchus par la troupe de la Comédie-Française, venue interpréter les Fourberies de Scapin de Molière. Les heureux festivaliers ne peuvent non plus effacer de leur mémoire ce 16 juillet 1964 où les marches du temple de Bacchus furent transformées en salon cossu pour accueillir Le Bourgeois gentilhomme par les pensionnaires de la Comédie-Française en coup d’envoi de la IXe édition. On se rappelle également du Bourgeois gentilhomme de Jean-Marie Meshaka en 1973, et plus proche de nous, d’une autre mise en scène de la pièce donnée à Byblos par la troupe de Valérie Vincent. Le public beyrouthin a également applaudi Le Médecin malgré lui mis en scène par Nadine Mokdessi en 1993 à Nazareth puis à la salle Montaigne ainsi que Les Fourberies de Scapin mis en scène par Christophe Cotteret au Monnot en 2003 puis par Alain Plisson en 2015. Voila pour la production locale en français. Quant aux adaptations nombreuses, nous retenons celles de Berj Fazlian qui a présenté L’Avare en arménien en 1953 et Jouwa w barra (Les Fourberies de Scapin en arabe) au théâtre de Chouchou, alors haut lieu du rire et de la satire sociale mordante. Dans le même sillage, Nizar Mikati, premier metteur en scène de Chouchou, a mis en scène Al Bakhil (L’avare) et Marid Al Wahm (Le malade imaginaire). À noter aussi qu’entre Damas et Beyrouth, en 1968, le Syrien Rafik al-Sabban avait présenté Tartouf (Tartuffe). C’est dire combien l’anticléricalisme et la dévotion aux confessions avaient déjà la dent dure… « Personnellement, je n’ai pas fait de travail sur des œuvres de Molière, confie Roger Assaf, l’un des fondateurs modernes du mouvement théâtral au Liban. Même en début de ma carrière théâtrale professionnelle. Mais j’ai joué à l’école des Frères dans L’Avare où je campais le rôle de Valère … Molière, ce grand bonhomme, estime Assaf, a été le plus grand modèle de tous les écrivains arabes du XIXe siècle. »

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Le français « langue de Molière », aussi classique qu’agile

En introduction du chapitre « Molière » de son encyclopédie consacrée au théâtre libanais, Roger Assaf a écrit : « Dès le XIXe siècle, les traductions et les adaptations des pièces de Molière par les Turcs (il ne faut pas oublier les désopilantes turqueries chez Molière : ses turbanneries et ses “mamma mouchis” sur un air de Lulli sont des morceaux d’anthologie d’hilarité !), les Arabes et les Iraniens, ont contribué à susciter des vocations d’auteurs dramatiques dans le monde oriental. Maroun al-Naqqash est le premier à écrire en arabe à Beyrouth des pièces de théâtre en s’inspirant des pièces de Molière, Al Bakhil (L’Avare) en 1847, puis Al Moughaffal (L’Étourdi) en 1850 et Al Hasoud (Tartuffe) en 1853…. » La vague Molière a également déferlé en Égypte avec Yacoub Sannoua vers les années 1870, puis avec Mohammad Othman Jalal (1898) et Mahmoud Taymour. Ensuite, ce fut au tour du Maroc de découvrir et d’arabiser Molière avec Tayyeb Saddiki qui remporta un énorme succès en 1956 au Théâtre des Nations à Paris….

« Le Bourgeois gentilhomme » au Festival de Baalbeck en 1964. Archives L’OLJ

Ils sont là parmi nous

Le rayonnement des personnages de Molière est tonique et presque thérapeutique dans la folie, le dérèglement, les dictatures (pas plus que le règne du Roi Soleil ! ) et le laxisme du monde moderne. Au Liban où tout s’écroule, le misanthrope émerge des ruines des dissensions confessionnelles vitriolées et des terreurs pandémiques où l’on meurt aux portes des hôpitaux faute d’avoir acquitté des factures astronomiques. Entre hyperinflation, dévaluation monétaire, angoisse de misère commune, Harpagon, loin de sa cassette subtilisée par des banques braqueuses, un État voyou et des politiciens véreux, fouille dans les poubelles et n’en revient pas de sa dépossession… Entre les mariages mirifiques des fils des seigneurs de la drogue et de l’alliance des filous de la finance et de gouvernants sans vergogne, Monsieur Jourdain, costume toujours bien taillé, cravate assortie et chaussures bien cirées, fait bombance dans des palais bien éclairés et aux couverts bien garnis tandis que la foule crie famine dans les rues.

Avec leurs lèvres, poitrines et postérieurs gonflés, les starlettes de pacotille et autres mondaines ne se contentent pas de pinailler et de médire partout mais collectionnent sans états d’âme les amants payants et jouent aux Célimène new-look…

Pour ce qui est du Malade Imaginaire, les crises infernales de tous acabits et calibres, le délabrement des hôpitaux, la fuite des médecins et du personnel soignant ont fini d’user littéralement les nerfs des patients désorientés et les anxiolytiques – si on les trouve en pharmacie – sont encore ce qui se vend le mieux …

En 2022, 400 ans après la naissance de Molière, le théâtre, malheureusement, est dans la rue et non sur les planches. Mais avec le génial dramaturge français et son carrousel de personnages picaresques et amusants, on a la consolation de l’éternel bonus du rire. Certainement qu’on ira de nouveau au théâtre pour applaudir ses œuvres, mais à tête reposée, dès que l’état de notre infortune sera terminé…

Ce n’est pas par hasard que l’on désigne le français par « la langue de Molière ». Homme de scène, fin observateur, coléreux, expansif et boulimique de travail, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, auteur d’une trentaine de pièces allant de la farce à la comédie de mœurs, jouit d’une maîtrise souveraine de cette langue dont il est un représentant emblématique. Son...
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