Critiques littéraires Roman

L’amour en Carinthie

L’amour en Carinthie

© Marko Lipuš

Il y a deux choses dont on ne se rend pas toujours compte concernant le monde éditorial et littéraire. La première, c’est le travail considérable que font de petits éditeurs (c’est à dire des éditeurs qui ont peu de moyens financiers) pour faire connaître les petites littératures (entendez les littératures qui ont peu de locuteurs, et qui sont donc moins présentes dans l’espace littéraire mondial). La deuxième, c’est précisément que ces littératures produisent souvent des textes absolument magnifiques, des œuvres d’écrivains de premier ordre que la grande cacophonie des machines littéraires française ou anglo-saxonne empêchent de discerner.

Ainsi, l’éditeur Do a sorti il y a quelques mois la traduction française d’un roman de l’écrivain autrichien de langue slovène Florjan Lipuš. Florjan Lipuš fait partie de ces écrivains qui expérimentent le double inconfort de s’exprimer dans une langue non seulement minoritaire dans le monde, mais aussi dans leur propre pays. Il est néanmoins très connu en Slovénie, et peut-être aussi en Autriche, son pays natal, et mérite évidement une reconnaissance plus grande encore. Un de ces romans avait été traduit en français, il y a vingt-cinq ans, chez Gallimard. Mais ce n’est que tout récemment qu’est paru ce chef-d’œuvre qu’est le Vol de Boštjan, initialement publié en Slovénie en 2003. Achevée en 2014 par Andrée Lück Gaye avec l’aide de Marjeta Novak Kajzer, la traduction est demeurée impubliée jusqu’à ce que les éditions Do la découvrent et lui offrent enfin la possibilité d’être éditée.

Inspirée de la vie et de l’enfance de l’auteur, Le Vol de Boštjan raconte l’existence d’un jeune garçon dans les montagnes de Carinthie, dans le sud de l’Autriche durant la Seconde Guerre mondiale. Plus précisément, il s’agit de l’histoire d’une terrible initiation à la vie par la perte. Boštjan, le jeune garçon et héros du roman, perd en effet sa mère, arrêtée par des collaborateurs locaux du nazisme. Il la voit partir, en principe pour quelques heures, mais elle ne reviendra jamais. Il perd ensuite sa grand-mère, qui meurt en le laissant seul dans la maison de montagne où il est né et a grandi, avant qu’il soit récupéré par son père, de retour du front, et installé assez brutalement avec lui dans le bourg voisin. Ces pertes, néanmoins, à quoi succède un difficile quotidien en compagnie du père, Boštjan va réussir à les combler grâce à son amour pour une fille du village. Avec Lina il entretient d’abord des relations quasi platoniques, basées sur de brèves marches silencieuses avec elle dans la montagne, ou sur l’admiration de sa candide beauté les dimanches à l’église. Jusqu’au jour où, bravant les obstacles, les interdits, le rejet dont il est l’objet par le père de Lina et aussi les inhibitions dues à une forme d’incompréhension coupable à l’égard de la disparition de sa mère, il va provoquer la promenade décisive, prélude à la concrétisation de l’amour salvateur.

Loin d’être un ouvrage réaliste ou misérabiliste sur l’enfance malheureuse, le Vol de Boštjan est au contraire l’histoire d’une résilience, de la lente et presque silencieuse reconstruction de soi d’un enfant, de sa victoire solitaire et resplendissante sur l’horreur innommable de la vie, sur la bêtise et la violence des hommes.

Mais ce qui fait surtout la formidable beauté du roman, c’est évidemment son écriture, la mise en scène des événements par une prose, une langue et un rythme saisissants que les traductrices ont restitués à merveille, rendant également perceptibles les néologismes, les inventions langagières et les emprunts dialectaux. Le phrasé ample et lyrique de Lipuš n’est pas sans faire songer à la scansion, au rythme et au ressassement presque épique de l’écriture faulknérienne qui mêle elle aussi des sujets de terroir à l’universelle grandeur et à la lamentable misère de la nature humaine. L’alternance de moments où le monde semble presque gouverné par des forces magiques et des moments de roture extrême, l’entremêlement du romanesque et du poétique : tout confère au Vol de Boštjan une force qui continue à vous travailler bien après que vous en avez refermé les superbes dernières pages, qui à elles seules constituent un moment de pur bonheur de lecture.

Le Vol de Boštjan de Florjan Lipuš, traduit du slovène par Andrée Lück Gaye et Marjeta Novak Kajzer, postface de Peter Handke, Do éditions, 2021, 168 p.

Il y a deux choses dont on ne se rend pas toujours compte concernant le monde éditorial et littéraire. La première, c’est le travail considérable que font de petits éditeurs (c’est à dire des éditeurs qui ont peu de moyens financiers) pour faire connaître les petites littératures (entendez les littératures qui ont peu de locuteurs, et qui sont donc moins présentes dans l’espace...

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