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Nos Lecteurs ont la Parole

Damour, un massacre dans le froid

Damour, un massacre dans le froid

Dimanche 23 janvier 2022, messe de commémoration des « martyrs » de Damour, à Damour. Il faisait très froid ce jour-là, une tempête était annoncée, il pleuvait. L’envie de rester au chaud me tenaillait, conjuguée à mon inquiétude quant à l’état lamentable des routes qui deviennent aussitôt inondées et vite impraticables à la première averse. Cependant, je m’habille tôt, finis ce que j’ai à faire à la maison où juste une pièce est chauffée, les 10 ampères de générateur ne sécurisant pas plus qu’un chauffage, l’eau chaude, la lumière, le frigo, la machine Espresso, le luxe quoi, pendant que je me déplace de pièce en pièce, soumise, à l’intérieur, chez moi et en moi, à une variation méchante de la température.

Janvier 1976, il faisait aussi très froid ce mois-là, il pleuvait. De surcroît, une pluie d’obus sans merci s’abattait sur un Damour encerclé, sous siège. « Le bombardement était tellement intense. C’était inimaginable, les obus nous tombaient dessus, sans intermittence, à torrents, au rythme de la pluie qui s’abattait », me raconta une femme de Damour. En me contant une des nuits du massacre, Mona me dit : « Je gisais par terre, atteinte par le feu de leurs mitraillettes, les corps des membres tués de ma famille étalés autour de moi, les portes de la maison étaient éventrées par les assaillants, je grelottais de froid, je priais de mourir vite, je ne pouvais plus endurer cette souffrance plus longtemps. » Ainsi, une des caractéristiques de l’événement traumatique est de garder ainsi, au fil des années, une acuité que le temps ne réduit pas. L’angoisse intense éprouvée génère alors une exacerbation de la perception, un développement accru des 5 sens : les bruits, les sons, les odeurs, ce qui pénètre la peau, frappe le regard, le goût amer, ou pour les blessés, celui de leur propre sang qu’ils avalent lorsqu’ils sont atteints au visage, comme dans le cas de Mona.

Le froid de janvier qui les transperça alors qu’ils étaient déshabillés de leur ville fut décrit aussi par les Damouriens brièvement pris en otages par les ravisseurs – « Le lieu n’était pas fermé. Il n’y avait ni portes, ni fenêtres, ni couvertures pour juguler le froid. Il faisait donc glacial toute la nuit. Les enfants tremblaient et avaient les pieds gelés », raconte une maman prise en otage avec ses enfants – et aussi bien par ceux qui attendaient d’être évacués sur la plage de Saadiyate que par leurs sauveteurs. Le père abbé Boulos Naaman se souvient « encore avec beaucoup d’émotion du spectacle d’une barque qui assurait le transport des gens depuis le littoral de Saadiyate jusqu’à l’embarcation, mais qui n’arrivait pas à se rapprocher de la côte, de la vision des gens qui venaient à la nage vers nous dans l’eau froide, en plein hiver, ainsi que du degré d’accablement que la peur, la faim, le froid, la fatigue, la douleur et le désespoir leur avaient fait atteindre » (Saad Antoine, Mémoires du père abbé Boulos Naaman – Des accords du Caire à l’assassinat de Bachir Gemayel – Liban 1968-1982, éd. L’Harmattan- Saër al-Mashrek, 2016, p. 95). La mer était ainsi très remontée, les vagues capricieuses rendant les opérations de sauvetage périlleuses. En pensant à tout cela, je me rendis donc à Damour pour la messe de commémoration que je ne rate pas depuis janvier 2018, quelques mois après avoir commencé mon travail de recherche et d’écriture sur le massacre de Damour. À l’église, le prêtre qui célébrait la messe évoquait les « martyrs » de Damour ; je pensais alors mécaniquement qu’il s’agissait plutôt de victimes qui n’ont ni choisi d’être tuées ni d’être blessées, de descendants qui n’avaient pas choisi de vivre endeuillés ou orphelins. Quand il y a des victimes, il y a des coupables et les victimes ont ainsi droit à la vérité, à la justice, donc à la réparation. J’envoyais alors des messages à Samir et à Mona, présents tous deux aux États-Unis, leur disant que j’étais là pour la mémoire de leurs familles assassinées, et saluais par la suite avec émotion sur le perron de l’église toutes les personnes qu’on me présentait : « Oui, moi j’ai perdu mon frère… je peux te raconter… », me dit un homme au regard voilé ; « J’étais juste à côté de mon père lorsqu’il a été atteint », lâcha un autre, et j’éprouvais un regret profond, vu l’immensité de la charge de travail, de ne pouvoir les porter tous dans mes pages…

Obsédée par la mer, je me rendis aussitôt après sur le littoral de Saadiyate avec Ibrahim et Issam. La pluie était battante et nous ne pûmes nous rapprocher de la côte. Coiffée de mon parapluie, je mouillais quand même le bas de ma robe et je pris en vidéo ces vagues capricieuses mais fidèles, en ce janvier 2022, à elles-mêmes et à la mémoire du déplacement des habitants de Damour, de janvier 1976.

J’ai beaucoup à dire sur l’effacement de la ville de Damour, mais un article est étroit et ne peut tout contenir. Rendez-vous peut-être dans un prochain article ou dans un livre – toujours en cours de fermentation – lorsqu’il sera publié. En tout cas, l’introduction à mon texte d’aujourd’hui a pour objectif, déjà, de mettre en exergue le fait qu’environ cinq décennies plus tard, une personne – particule du peuple libanais au quotidien traumatique, et qui est par ailleurs endeuillée et personnellement atteinte dans sa famille par l’explosion du 4 août 2020 – persévère dans un laborieux travail de mémoire et d’écriture qui tend un miroir à tous nos autres miroirs.

Zeina ZERBÉ

Psychologue

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espaces comprises.

Dimanche 23 janvier 2022, messe de commémoration des « martyrs » de Damour, à Damour. Il faisait très froid ce jour-là, une tempête était annoncée, il pleuvait. L’envie de rester au chaud me tenaillait, conjuguée à mon inquiétude quant à l’état lamentable des routes qui deviennent aussitôt inondées et vite impraticables à la première averse. Cependant, je...

commentaires (1)

Tout massacre est abject par définition. Mais Il est révoltant de constater que cet odieux carnage de civils, et rien que des civils, soit systématiquement occulté. Malheureusement, la mémoire des médias locaux et internationaux est biaisée et sélective à ce propos : la victime est toujours d’un bord.

Gemayel GABRIEL

10 h 43, le 26 janvier 2022

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Commentaires (1)

  • Tout massacre est abject par définition. Mais Il est révoltant de constater que cet odieux carnage de civils, et rien que des civils, soit systématiquement occulté. Malheureusement, la mémoire des médias locaux et internationaux est biaisée et sélective à ce propos : la victime est toujours d’un bord.

    Gemayel GABRIEL

    10 h 43, le 26 janvier 2022

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