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Économie - Infrastructures routières

Le projet de transport public du Grand Beyrouth laissé à l’abandon

Avec une enveloppe de 345 millions de dollars, majoritairement financée par la Banque mondiale, la question de la réallocation de ce prêt n’a pas encore été tranchée.

Le projet de transport public du Grand Beyrouth laissé à l’abandon

Des automobilistes font la queue pour acheter du carburant dans une station-service au sud de Tripoli (Liban-Nord). Photo João Sousa.

« Après plus de deux ans de crise économique et financière au Liban, et sur fond d’une flambée des prix des carburants depuis plusieurs mois, l’ambitieux projet de transport public du Grand Beyrouth (Beirut Rapid Transit, BRT) semble avoir été définitivement abandonné après une longue période de blocage. D’un montant total de 345 millions de dollars, financé en majeure partie par la Banque mondiale (BM), ce projet envisageait, comme pièce maîtresse, un système de « transport rapide par bus », c’est-à-dire une voie réservée à une flotte de bus y dédiée allant de Tabarja, au nord de la ville de Jounié (Kesrouane), à la capitale. Un schéma similaire était également prévu pour Beyrouth intra-muros lors des phases ultérieures du projet.

Lors d’une réunion fin décembre 2021, le directeur régional de la BM, Saroj Kumar Jha, a toutefois déclaré au ministre des Travaux publics et des Transports, Ali Hamiyé, qu’il ne pensait plus que le projet était réalisable et a suggéré de faire autre chose avec l’argent. En effet, le dernier rapport sur l’état d’avancement du projet, publié par l’institution internationale en septembre dernier, présageait que le projet « ne serait pas en mesure d’atteindre ses objectifs de développement et de décaisser le prêt à sa date de clôture, le 31 décembre 2023 ». « Certaines causes à l’origine des retards récurrents sont extérieures au projet (notamment les mesures de confinement liées à la pandémie de Covid-19, la tragique double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth et l’absence d’un gouvernement pleinement fonctionnel pendant plus d’un an) », énumèrent les auteurs de ce rapport. Dans ce dernier, il est également indiqué que la « BM s’est réengagée dans des discussions avec le nouveau gouvernement pour déterminer les options de restructuration (du projet), avec son annulation partielle, afin de reprogrammer les fonds vers d’autres priorités du pays », somme toute nombreuses dans un Liban en crise multidimensionnelle. Dans une déclaration à L’Orient Today, le bureau libanais de la BM a confirmé que des discussions étaient en cours avec le gouvernement libanais concernant la « possibilité de restructurer et de reprogrammer l’entièreté du portefeuille de la BM », y compris le projet de transport public du Grand Beyrouth, et a appelé le gouvernement à « urgemment adopter et mettre en œuvre un plan d’action efficace pour les transports publics afin de répondre aux besoins et défis en matière de transport public dans ce contexte de crise économique et financière ».

Le projet

Lorsque le projet de transport public du Grand Beyrouth a été proposé en 2017, ses promoteurs ont vanté ses nombreux avantages pour un pays sans système de transport public adéquat. Pourtant, le Liban possédait autrefois l’un des systèmes de transport les plus modernes de la région. Mais les transports en commun, « lourds et légers », n’ont jamais été reconstruits après la guerre civile car leurs plans de relance n’ont jamais été menés à leur terme. Cela a conduit à une dépendance excessive aux véhicules privés : on estime, en effet, que 650 000 véhicules entrent quotidiennement dans le Grand Beyrouth, en plus des voitures qui y sont déjà présentes. Le coût total de ce projet aurait donc été de 345 millions divisé entre un prêt de 225 millions de la BM et un don de 70 millions du Mécanisme mondial de financement concessionnel (Global Concessional Financing Facility, GCFF).

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Tel que proposé, ce plan de transport en commun aurait été exécuté en trois phases.

Premièrement, une voie de bus sur 28 km, délimitée et à double sens, aurait été construite au milieu du tronçon encombré entre Tabarja et Beyrouth, avec trois parking relais (à Tabarja, Mar Mikhaël et Charles Hélou) et des arrêts de bus tous les 850 mètres. Seuls 120 bus auraient eu le droit de passage sur ces deux voies. De plus, pour éviter des brèches dans le transit, 250 bus supplémentaires auraient desservi 20 lignes d’apport pour relier les villes adjacentes à la ligne BRT. Pour délimiter et protéger la voie proposée, des barrières en béton auraient empêché de perturber le trafic, donnant la priorité aux bus, ce qui, en théorie, aurait offert un trajet plus rapide à destination et en provenance de Beyrouth, tout en réduisant le trafic général. Selon les estimations du projet, le BRT aurait ainsi pu faire passer la durée du trajet entre Tabarja et Beyrouth de 90 à 40 minutes.

Quant aux deuxième et troisième phases du projet, elles auraient vu la construction de voies de bus similaires : un ring extra-muros suivant la route côtière de Beyrouth jusqu’à son entrée sud et revenant au rond-point de Dora, son entrée nord, et un ring intérieur pour desservir l’avenue de l’Indépendance et l’autoroute Fouad Chehab.

Selon Tammam Nakkash, expert en transport et directeur associé de Team International, le BRT aurait non seulement attiré des usagers qui « ne peuvent tout simplement pas se permettre un autre type de transport », mais aussi ceux qui possèdent leur propre voiture mais ne peuvent payer le carburant, alors que le prix des 20 litres d’essence 95 octane frôle aujourd’hui la barre des 400 000 livres libanaises (voir encadré). En plus de réduire le temps de trajet, le BRT aurait également pu aider le Liban à réduire sa facture d’importation de carburant, les voitures en consommant 40 % de son total, qui s’est élevée à près de 3,2 milliards de dollars pour les produits pétroliers en 2020. Ces économies sont particulièrement pertinentes aujourd’hui au vu des coûts de transport qui, en novembre dernier, ont augmenté de 579,90 % en glissement annuel, selon l’Administration centrale de la statistique. De surcroît, ce projet devait réduire la pollution. En 2012, la concentration d’automobiles au Liban a atteint 434 pour 1 000 personnes, soit la 17e plus élevée au monde, contribuant à la plus grande part des émissions de gaz à effet de serre du pays.

Enfin, à l’échelle de la ville, les projets de transport de cette ampleur offrent souvent des avantages économiques plus importants. Une étude réalisée en 2015 par l’Institut Issam Farès de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) a révélé que « la compétitivité de Beyrouth souffre sans aucun doute de ses mauvaises liaisons de transit ». Serge Yazigi, urbaniste et professeur de pratique à l’AUB, affirme que le projet aurait détourné le trafic du centre-ville pour inciter davantage à la circulation piétonne dans ces zones. « Les plans patrimoniaux et économiques parallèles à ce plan de transport public auraient créé quelque chose d’intéressant s’ils avaient été exécutés. »

L’abandon

« Les travaux se déroulaient normalement, à un rythme qui n’est pas plus lent que d’habitude au Liban », explique Tammam Nakkash. Un contrat pour sa conception a même été attribué à la société Dar al-Handasah en mars 2021. Cependant, la première phase du projet a été bloquée par un projet préexistant d’élargissement de l’autoroute de Jounié. Les responsables ont alors déclaré qu’il s’agissait là de compenser l’espace que le BRT aurait grignoté. Pour Tammam Nakkash toutefois, le projet d’élargissement n’était pas une condition préalable mais a donné au gouvernement précédent une excuse pour suspendre le BRT afin qu’il puisse transférer le financement vers d’autres priorités.

Selon Elena Haddad, de Chain Effect, une ONG qui sensibilise aux questions de transport, de mobilité douce (transports alternatifs et écologiques) et de pistes cyclables, de nombreux acteurs du secteur informel des transports en commun, notamment des lignes de bus et de camionnettes, et souvent divisés selon leur affiliation politique, « se sont sentis très attaqués » et ont combattu le BRT. Cependant, on ne sait pas quelle influence cette pression a eue sur le sort du projet.

Entre autres problèmes, planifier de grands projets de transport en commun n’était pas une priorité pendant les bouclages liés au Covid-19, au cours desquels les bus n’étaient à certains moments pas autorisés à circuler. La double explosion au port de Beyrouth et l’impasse gouvernementale qui a suivi ont, de plus, repoussé les projets de transport en commun car le gouvernement a soudainement eu besoin de fonds pour des priorités plus urgentes, notamment des projets d’électricité et d’assistance sociale, comme le programme tant attendu de « carte d’approvisionnement ». En septembre 2021, des rapports ont en effet révélé que le gouvernement précédent œuvrait à réaffecter le budget du projet de transport public promis par la BM pour financer la carte d’approvisionnement.

« Le jour où le gouvernement a été formé, la BM m’a dit qu’elle considérait (le projet de transport public) comme “ mort”. Ils m’ont demandé de l’annuler ou de transférer l’argent à d’autres projets », a déclaré à L’Orient Today l’actuel ministre des Travaux publics, Ali Hamiyé, nommé le 10 septembre dernier, ajoutant qu’il avait refusé que l’argent aille ailleurs et qu’il avait insisté sur le fait que « les transports ne sont pas moins importants que la santé, la nutrition, les médicaments et l’électricité ».

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L’absence prolongée d’un gouvernement fonctionnel a joué un rôle déterminant également dans la décision de la BM. Pour Tammam Nakkash, la BM a probablement estimé que le projet « nécessitait plus qu’un système vital pour fonctionner correctement » et que le Liban n’était pas prêt pour un système comme celui-ci, car « ce projet nécessite que nombre de parties s’accordent harmonieusement pour des actions menées de manière coordonnée ». Un sentiment partagé par le ministre qui a expliqué que « le gouvernement précédent était intérimaire et rien n’a été fait » sur une longue période. En d’autres termes, « la BM considère que si rien n’a été fait, il faut suspendre le projet ». Ali Hamiyé a également souligné les retards dans l’approvisionnement, l’expropriation et l’exécution du projet qui ont provoqué l’aigreur de l’institution internationale. « Ils considèrent que ce prêt expire en 2023, et nous sommes en 2022 maintenant et rien n’a encore été fait », a-t-il déclaré.

Les alternatives

Étant donné que le projet prévu pourrait ne pas se concrétiser, des questions se sont posées sur ce que le Liban peut faire avec l’argent. Ali Hamiyé a suggéré que les fonds pourraient être « utilisés pour le transport dans un plan directeur multimodèle au niveau de l’ensemble du pays et pas seulement à Beyrouth ». Il envisagerait ainsi d’utiliser l’argent pour relier le Liban à travers un réseau d’arrêts de bus et de gares connectant le Grand Beyrouth à d’autres quartiers, ainsi que l’éventualité de mettre en place des téléphériques à flanc de montagne dans la banlieue de Beyrouth. Quant à la possibilité que l’argent soit transféré pour la carte d’approvisionnement, le ministre a déclaré que le gouvernement précédent l’avait proposé mais que l’actuel exécutif n’en avait pas l’intention.

Néanmoins, sans infrastructure adéquate, davantage de bus ne feront pas une grande différence. Tammam Nakkash explique qu’ajouter plus de bus dans le trafic actuel au lieu d’une voie y dédiée signifierait qu’ils se déplaceraient au même rythme que les autres voitures, et donc « n’attireront pas de passagers et ne serviront à rien ». Une autre alternative proposée consiste à utiliser l’argent pour subventionner les bons d’essence des conducteurs de transports publics. Cependant, cet expert qualifie cette suggestion de « mort-née » sans la technologie appropriée pour tracer le carburant. Faute de surveillance, affirme-t-il à L’Orient Today, une grande partie de l’essence serait probablement siphonnée et vendue au prix du marché.

Elena Haddad, pour sa part, déclare que si le plan actuel de transport public échouait, les principales parties prenantes devraient plutôt se concentrer sur la manière de réaffecter les fonds. « Il y a tellement d’autres choses faciles que nous pouvons faire avec l’argent », assure-t-elle, comme l’intégration de vélos à ce système de bus en « investissant dans des passages pour piétons et des pistes cyclables appropriées, sur base de designs appropriés. Je ne ferais pas une fixation sur la (proposition de transport rapide par autobus) comme unique solution ».

Enfin, l’urbaniste Serge Yazigi suggère, lui, que l’argent soit investi au sein d’une activité économique qui peut garantir un retour sur investissement, que ce soit dans le secteur des transports ou autre, comme des subventions au secteur créatif et au développement de la zone autour du port dans le cadre d’un plan post-explosion global. « Peut-être que, dans un sens, reconsidérer le projet (de transports publics) est une bonne chose », estime-t-il.

(Cet article a été originellement publié en anglais par L’Orient Today le 18 janvier 2022)

« Après plus de deux ans de crise économique et financière au Liban, et sur fond d’une flambée des prix des carburants depuis plusieurs mois, l’ambitieux projet de transport public du Grand Beyrouth (Beirut Rapid Transit, BRT) semble avoir été définitivement abandonné après une longue période de blocage. D’un montant total de 345 millions de dollars, financé en majeure partie...

commentaires (2)

il n'y avait jamis eu de "projet". il y avait eu des idees abracadabrantes emises par des non moins abracadabrants politiciens destinees a la galerie. comme pr ex ressusciter les chemins de fer entre le nord & le sud ....alors que toute la cote libanaise -seuls lieux autrefois ustilises a cette fin- est ultra construite de divers immeubles ...

Gaby SIOUFI

10 h 53, le 20 janvier 2022

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Commentaires (2)

  • il n'y avait jamis eu de "projet". il y avait eu des idees abracadabrantes emises par des non moins abracadabrants politiciens destinees a la galerie. comme pr ex ressusciter les chemins de fer entre le nord & le sud ....alors que toute la cote libanaise -seuls lieux autrefois ustilises a cette fin- est ultra construite de divers immeubles ...

    Gaby SIOUFI

    10 h 53, le 20 janvier 2022

  • au prix des carburants, les transports publics sont une priorité. Mais allez expliquer ça à des députés ou ministres qui ne payent pas l'essence et à qui des voitures d'escorte ouvrent la voie dans les embouteillages!

    Yves Prevost

    06 h 58, le 20 janvier 2022

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