Critiques littéraires Recueil

Clin d’oeil sans ordonnance en pharmacie

Nada Chaoul, je lui dois beaucoup. Je lui dois de beaux réveils, les premiers jeudis du mois, depuis la parution de L’Orient littéraire, ce cadeau mensuel. Je lui dois des quantités d’endorphines. Ses textes devraient se vendre en pharmacie, les bienfaits du rire sur la santé étant maintenant confirmés.

Clin d’oeil sans ordonnance en pharmacie

D.R.

Nada relève le défi de rire des choses sans s’en moquer. Son regard tendre et amusé se pose sur ce que nous sommes, sans jamais verser dans l’ironie ou le sarcasme, comme le note si justement Percy Kemp dans sa belle préface.

Ses chroniques, maintenant prolongées par la subtile plume de Zeina Abi Rached, nous les attendons chaque mois, comme un nouvel épisode d’une bonne série qui nous raconte.

Aujourd’hui regroupées et mises en écho sous le titre de Clin d’œil, titre sans prétention, qui introduit d’emblée une complicité avec le lecteur, elles nous apparaissent autrement. Elles nous apparaissent comme les éléments d’un puzzle qui dresse notre portrait. Elles disent les travers, les peurs et les bonheurs d’une catégorie sociale dans laquelle on se retrouve ou d’un passé dont les traces s’estompent.

Clin d’œil est un objet étrange, un ONI : Objet non identifié. C’est un recueil d’images, de dessins au trait juste, rapide, efficace. Un album, en noir et blanc ou coloré. Un puzzle dont les pièces rassemblées racontent. Une toile pointilliste qui décrit les presque rien de nos vies, passées ou actuelles, qui la gâchent ou l’embellissent.

Par petites touches drôles et émouvantes, l’air de rien, ces textes racontent le quotidien présent ou passé, la vie en vrai d’un certain Liban qui se perd. Ces clins d’œil sont des raccourcis. En donnant à voir, à sentir et rire, ils expliquent, mieux que de longs traités, qui nous sommes ou avons été.

Nombre de textes racontent ce qui n’est consigné nulle part, le quotidien des vies. Ils répondent à cette question d’Aragon, « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », à laquelle la littérature, le cinéma et le théâtre savent le mieux répondre. Les années de paix ou de guerre, les rituels, les préparatifs de Noël, Pâques, la première communion, le 22 novembre, les buffets des mamans, La Revue du Liban. Maintenant rassemblés, ils me font penser à l’ouvrage d’Orhan Pamuck Le Musée de l’innocence et à l’institution du même nom qui racontent, sans bruit, à travers des objets anodins du quotidien, l’Istanbul des années 70. Ces clins d’œil sont des objets précieux pour les sociologues, les historiens, les archéologues et nos petits-enfants qui se pencheront un jour sur nous, sur un certain Liban.

Une notion traverse silencieusement un grand nombre de ces chroniques, celle de « comme il faut », « oussoul », comme disait ma grand-mère. Notion désuète qui, loin de nous avoir empêchés, nous a souvent assuré des repères, une boussole dans les tempêtes. Cette notion nous a appris silencieusement la justesse, l’à-propos, le tact des circonstances, un sens du discernement, pour le choix de la tenue adaptée à la situation, d’un menu.

En contrechamp, d’autres images racontent les transformations si rapides de notre société. Les mariages newlook, les condoléances sans mort, les Noëls design, les appartements open space, les boutiques hôtel aux douches si difficiles, les hair studios qui ont remplacé les salons de haute coiffure, les nails bars, les graduation parties des garderies et autres anglicismes qui nous font sentir désuets, pardon, has been. Elles racontent les intolérances au gluten, lactose et autres substances qui n’avaient jamais posé problème. Les invitations par WhatsApp groups, les téléphones sophistiqués dont l’appareil photo se déclenche parfois tout seul, ajoutant des photos de nos orteils et des charentaises de notre conjoint, à l’album composé à notre insu.

Ce livre raconte, avec tendresse, nos travers cachés. Ce qui n’est pas politiquement correct : notre intérêt pour le mariage de Kate et William et autres potins royaux que l’on suit clandestinement et avec délice. Il raconte, qu’installés sur nos chaises longues à la plage, nous zappons les articles sur les infanticides ou les conditions de travail effroyables de pays du tiers monde, pour savourer les dernières tendances de la mode printemps-été.

Ces textes démystifient les virées en bateau sous un soleil de plomb, les restaurants gastronomiques aux menus hermétiques, les hôtels de charme aux ascenseurs minuscules, les maisons de campagne des riches, si difficiles d’accès.

Mes textes préférés sont peut-être ceux qui parlent des nouveaux enfants et des mamans de toujours. Les nouveaux enfants, c’est-à-dire les nôtres qui sont partis. Et les mamans, c’est-à-dire nous qui restons les mêmes. Qui nous dirigeons vers l’aéroport pour les accueillir, si peu de temps après le décollage de leur avion. On ne sait jamais. Qui lions, en quelques instants, des amitiés profondes avec d’autres mamans que l’on ne reverra pas. En racontant cette attente universelle des mères, dans les aéroports et partout ailleurs, Nada dit que l’essentiel de nos vies nous le partageons avec le reste des humains. Ces blessures et ces bonheurs ne connaissent ni catégorie sociale, ni confession, ni rien de ce qui classe ceux qui habitent la terre des hommes. Et puis l’achat de « douceurs orientales », comme on les appelle ici, de sacs de pistaches sous vide, ces détails qui annoncent leur départ proche, elle les raconte si bien. On pense à nos maisons qui soudain se vident, perdent leurs couleurs, prennent un coup de vieux. À nos réfrigérateurs ridiculement remplis de plats hétéroclites auxquels les enfants n’ont pas touché. Les menus des mamans sont surréalistes. Les enfants laissent faire. C’est pour cela aussi qu’ils rentrent. Pour ces menus qui disent l’amour insensé des mères. Cette question énigmatique : « Vous êtes un peu venue ? », que pose un homme dans un livre de Pagnol à la femme qu’il attend, prend tout son sens. Les enfants viennent un peu et puis s’en vont. Mais pourquoi les avions qui les reprennent partent-ils si tôt le matin ?

En lisant les textes de Nada, on rit, mais on pleure aussi. On pleure en riant.

Clin d’œil de Nada Nassar Chaoul, L’Orient des Livres, 2021, 232 p.

Nada relève le défi de rire des choses sans s’en moquer. Son regard tendre et amusé se pose sur ce que nous sommes, sans jamais verser dans l’ironie ou le sarcasme, comme le note si justement Percy Kemp dans sa belle préface. Ses chroniques, maintenant prolongées par la subtile plume de Zeina Abi Rached, nous les attendons chaque mois, comme un nouvel épisode d’une bonne...

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