Alors que la presse faisait état lundi d'un deal qui prévoirait l'acceptation d'un recours présenté devant le Conseil constitutionnel par le Courant patriotique libre (CPL) pour invalider les amendements apportés à la loi électorale, contre une mise à l'écart du juge Tarek Bitar, chargé de l'enquête sur la double explosion meurtrière au port de Beyrouth, le chef du gouvernement libanais, Nagib Mikati, a affirmé que son cabinet "n'est pas concerné" par un tel marchandage. Il n'a toutefois pas démenti ce deal qui aurait pour but de mettre un terme à la profonde crise politique qui paralyse son équipe depuis plus de deux mois en raison de divisions autour de l'enquête sur le drame du 4 août 2020. Dans ce contexte, Nagib Mikati a affirmé une nouvelle fois qu'il ne convoquera pas de Conseil des ministres "sans entente" entre ses membres, afin d'éviter d'éventuelles démissions de ministres.
Les ministres du tandem chiite Amal-Hezbollah boycottent depuis le 12 octobre le gouvernement Mikati accusant le juge Tarek Bitar de politiser l'enquête, alors que des responsables de tous bords, certains notamment proches des deux formations, sont poursuivis dans cette enquête. Amal plaide pour le dessaisissement du juge du volet politique de l'enquête, alors que le Hezbollah exige qu'il soit carrément mis à l'écart de toute l'enquête.
Depuis plusieurs semaines, des informations de presse font état d'un compromis qui serait en gestation dans les coulisses, afin de redynamiser le gouvernement. L'entente en question serait axée sur le fait que le Conseil constitutionnel (CC) accepte le recours en invalidation des amendements récemment apportés à la loi électorale, présenté par le CPL de Gebran Bassil. Ainsi les Libanais de l'étranger pourraient voter pour six députés qui formeraient une circonscription dédiée à la diaspora, comme le souhaite M. Bassil, au lieu de participer à l'élection des 128 députés que compte le Parlement. En contrepartie, le camp de la présidence, qui s'opposait -jusque-là- à toute atteinte au juge Bitar, accepterait finalement que le magistrat soit mis à l'écart. De son côté, le cabinet se réunirait et nommerait un nouveau président du Conseil supérieur de la magistrature, plus haute instance juridique du pays. Une décision qui pourrait paver la voie à un limogeage de Tarek Bitar. Sauf que des sources au courant des positions de Michel Aoun citées par la chaîne locale MTV, ont déclaré que le président ne serait disposé à aucun package-deal aux dépens de Tarek Bitar. Une position que le président a longtemps exprimée, en brandissant le respect du principe de séparation des pouvoirs prévu dans le préambule de la Constitution.
Selon notre chroniqueur politique, Mounir Rabih, le package-deal prévoirait des changements au niveau du pouvoir judiciaire, touchant notamment au président du Conseil supérieur de la magistrature, Souheil Abboud, et au procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, ainsi que la nomination d'un successeur au procureur financier Ali Ibrahim, proche du président de la Chambre. Il stipulerait aussi la nomination d'un nouveau procureur général du Mont-Liban, pour remplacer la juge Ghada Aoun, considérée proche du président Aoun et du CPL. Dans le camp du président du Parlement, Nabih Berry, on confie "ne pas être au courant" d'une éventuelle nomination d'un nouveau procureur financier. Mais on fait état d'un "début positif" d'une série de contacts en quête d'une sortie de crise. Une source proche du Hezbollah, qui mène une médiation entre ses alliés Amal et le CPL, affirme que des contacts tous azimuts seront menés dans la nuit de lundi à mardi afin de parvenir à un accord qui mettrait fin à la paralysie ministérielle. "Les contacts (en cours) sont sérieux. Mais il n'y a rien de concret encore", déclare cette source.
"Nous n'intervenons pas dans le travail du pouvoir judiciaire"
A sa sortie d'un entretien lundi après-midi avec le président du Parlement, à Aïn el-Tiné, Nagib Mikati a affirmé aux journalistes qui l'interrogeaient que son gouvernement "n'est pas concerné par ce deal". Une phrase lâchée à la hâte, et sur un ton remonté, alors qu'il quittait les lieux. Des rumeurs ont même circulé en fin de journée sur une démission imminente du gouvernement Mikati, mais ces informations ont été démenties.
Notre correspondante Hoda Chédid explique que la rencontre avec M. Mikati ne figurait pas à l'ordre du jour de Nabih Berry pour la journée de lundi, mais a été fixée dans la foulée des informations de presse sur un compromis en gestation en coulisses. La colère de M. Mikati aurait trahi son mécontentement, alors que ses demandes n'auraient en effet pas été prises en considération dans le cadre des tractations en cours. "Je ne sais pas si M. Mikati a obtenu ou pas ce qu'il voulait", affirme un proche du chef du Législatif, contacté par L'OLJ.
Lors d'une discussion avec les journalistes au Grand Sérail, le Premier ministre avait affirmé plus tôt qu'il était en faveur de "la mise en place d'une Haute cour chargée de juger les présidents et les ministres". "La position du gouvernement est claire. Nous n'intervenons pas dans le (travail du) pouvoir judiciaire, mais celui-ci doit respecter les cadres constitutionnels", a-t-il indiqué. "Tout comme un militaire doit être jugé devant le Tribunal militaire, un ministre doit être jugé devant une Cour spéciale", a-t-il estimé.
Dans ce contexte, Nagib Mikati a également souligné qu'il "préfère l'attente à la confrontation". Selon lui, "convoquer une réunion du Conseil des ministres sans entente entre les ministres n'est pas souhaitable (...) Je n'irai pas vers un scénario qui nous mettra face à des démissions du gouvernement". Une nouvelle réponse à l'appel lancé la semaine dernière par le chef de l'Etat, Michel Aoun, pour une relance du Conseil des ministres, même s'il devait être boycotté par les ministres du duo chiite.
Selon une source informée citée par Mounir Rabih, Nagib Mikati tentait de faire pression pour que son équipe puisse se réunir durant la visite du secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, qui se trouve à Beyrouth jusqu'à mercredi. Une façon pour le Premier ministre de donner à la communauté internationale un signe de la détermination de son gouvernement à répondre à ses demandes, notamment en matière de réformes.
En soirée, le bureau de presse du Premier ministre a publié un communiqué affirmant que lors de son entretien avec M. Berry, le chef du gouvernement a "réitéré sa position de principe selon laquelle il refuse de s'ingérer dans l'action du pouvoir judiciaire ou de considérer le Conseil des ministres comme un champ de compromis axés sur une ingérence, directe ou indirecte, dans la justice". Le Premier ministre a également répété la nécessité que les solutions à la polémique articulée autour de la Haute cour chargée de juger les présidents et les ministres, soient "conformes à la Constitution uniquement", et a souligné qu'il refuse les "tentatives de contourner le travail des institutions", selon le texte. Le communiqué précise enfin que M. Mikati a notifié le président de la République et le chef du Législatif de cette position qui "ne prête pas à équivoque". "Le PM poursuivra sa mission et continuera de déployer des efforts pour relancer les séances du Conseil des ministres. Et toute position qu'il pourrait prendre à l'avenir sera uniquement liée à ses convictions nationales et personnelles", conclut le communiqué, en allusion à la question d'une démission.
Une source proche du président Aoun, citée par notre correspondante Hoda Chédid, a pour sa part démenti les spéculations portant sur un package-deal. "Pas de compromis, ni de troc sur l'enquête du port. Et pas de troc entre l'Exécutif et le pouvoir judiciaire", affirme-t-elle. "Les affaires judiciaires sont du ressort du pouvoir judiciaire, et celles de l'exécutif sont du ressort de l'exécutif. Il n'y a pas de troc avec le Conseil constitutionnel (...). La décision que prendra le CC demain clarifiera les choses", conclut la source.
Le Conseil constitutionnel doit rendre mardi (dernier délai, NDLR) sa décision relative au recours en invalidation des amendements apportés à la loi électorale le 19 octobre dernier. Le texte en cause avait été contesté par M. Aoun, et par la formation qu'il a fondée, le CPL, à l’origine du recours. Le parti aouniste a contesté la constitutionnalité de la majorité obtenue par l’amendement en deuxième lecture concernant la circonscription consacrée aux expatriés. Le chef du Parlement, Nabih Berry, souhaitait que les expatriés votent pour les 128 candidats des quinze circonscriptions sur le territoire libanais, alors que le CPL prône le vote dans le cadre d’une circonscription réservée exclusivement à la diaspora et comprenant six sièges. La formation aouniste plaide également pour des élections en mai 2022 et non le 27 mars, comme le souhaite le Parlement. Si ce recours est validé par le CC, les législatives risquent d'être reportées, selon certains observateurs. Le Conseil s'est réuni lundi, sans pouvoir toutefois achever l'examen du recours en question.
Le Liban en proie de fauves sans coeurs
14 h 22, le 21 décembre 2021