Comment ne pas répéter le scénario Diab ? Deux ans après que les querelles politiques et financières ont fait capoter les négociations entre le Liban et le Fonds monétaire international (FMI), le gouvernement Mikati tente d’aborder la question avec une autre approche, privilégiant le compromis en amont entre des acteurs n’ayant pas les mêmes intérêts.
Dans cette logique, le vice-Premier ministre Saadé Chami, un pur technocrate qui a fait l’essentiel de sa carrière au FMI, a annoncé cette semaine que le gouvernement s’est entendu sur le montant des pertes du secteur financier : entre 68 et 69 milliards de dollars. « C’est le fruit d’un accord élargi entre les parties prenantes, incluant le gouvernement et la Banque du Liban », affirme-t-il à L’Orient-Le Jour. Il y a presque deux ans, une estimation quasi identique du montant des pertes avait pourtant provoqué de vives contestations de la part de la BDL, des banques, mais aussi d’une grande partie de la classe politique, ce qui avait conduit à tuer dans l’œuf les négociations avec le FMI. Bis repetita ou réelle évolution ? Le compromis est-il réel ou risque-t-il d’exploser à la première difficulté ? Le FMI a en tout cas confirmé que les chiffres lui avaient bien été communiqués et a « salué des progrès considérables dans l’identification des pertes du secteur financier ». Le vice-Premier ministre se veut lui aussi confiant : « Une délégation du FMI se rendra à Beyrouth mi-janvier, et ce sera l’occasion de commencer à négocier dans les détails les plus importants. Notre objectif, c’est d’arriver à un accord avant les élections (prévues entre mars et mai 2022). » La méthode de Nagib Mikati, basée sur le dialogue et la recherche du compromis, explique sans doute en partie ce soudain consensus. Mais d’autres facteurs ont probablement été plus importants, en particulier l’évolution de la situation financière depuis deux ans. D’une part, les différents protagonistes, des déposants aux responsables politiques, ont peut-être assimilé qu’il n’y avait pas d’alternative au FMI pour recevoir une aide structurelle indispensable à une sortie de crise, alors que la situation continue de se dégrader un peu plus chaque jour. « Certes, en 2020, la classe politique n’était pas particulièrement enthousiaste à l’idée d’un accord avec le FMI, mais aujourd’hui, sa survie en dépend », estime Jean Riachi, PDG et fondateur de la FFA Private Bank. D’autre part, la dévaluation de la livre, et surtout l’entreprise de « lirification » des dépôts, a contribué à « nettoyer » de façon extrêmement brutale et injuste – puisque ce sont les déposants qui en ont payé le prix – les comptes des banques, de la BDL et de l’État. « Plutôt qu’un accord avec le FMI, le gouverneur de la BDL Riad Salamé a choisi de “lirifier” les dépôts pour liquider les pertes du secteur financier avant d’entamer une restructuration sur mesure du secteur. C’est dans cette logique qu’il a augmenté le taux de change des “lollars” (dollars bloqués dans le système bancaire libanais) de 3 900 à 8 000 livres libanaises », dénonce Fouad Debs, avocat et membre fondateur de la Ligue des déposants, qui milite pour la restitution des avoirs bancaires.
Discussions techniques
Les acteurs qui étaient il y a deux ans les plus réticents sont, semble-t-il, plus disposés aujourd’hui à négocier dans ces conditions. « Cela ne signifie pas nécessairement que tout le monde a mis ses intérêts de côté, mais tout simplement que tout le monde est plutôt prêt à faire des compromis », explique Jean Riachi. De là à accepter que le FMI mette son nez dans l’opaque machinerie libanaise, où se mélangent les intérêts politiques et financiers ? « Pour le moment, nos discussions sont techniques », assure Saadé Chami. « La classe politique ne veut pas du FMI », estime pour sa part Fouad Debs. Plus les discussions vont avancer, plus le risque est en effet réel qu’elles se heurtent à de nombreux obstacles. Non seulement les responsables politiques jouent gros dans cette affaire, mais les divisions qui les traversent compliquent encore plus le processus, dans un pays où le compromis est la seule forme de gouvernance existante. Au nom des prérogatives de la présidence de la République, une minipolémique a récemment éclaté entre Baabda et le Sérail. Le président a en effet envoyé un courrier au secrétariat général du Conseil des ministres pour protester contre l’absence de ses deux conseillers, Charbel Cordahi et Rafic Haddad, pendant les réunions avec le FMI. En octobre dernier, le président avait greffé le nom de ces deux conseillers au comité ministériel afin d’avoir son mot à dire dans les négociations. Du fait de leur absence, le président de la République se serait senti mis à l’écart du dossier, alors que « selon l’article 52 de la Constitution, il lui revient de négocier les traités internationaux », rappelle-t-on dans son entourage. Et ce bras de fer n’est que la pointe de l’iceberg, le dossier des négociations avec le FMI étant lié à des calculs politiques plus complexes.
La question de l’audit juricomptable de la Banque du Liban est à ce titre un exemple. Celui-ci est perçu par Michel Aoun, qui en fait son cheval de bataille, comme un moyen de pointer la responsabilité de ses adversaires, le gouverneur de la BDL, mais aussi le président du Parlement Nabih Berry, dans la faillite du pays. Dans ces conditions, il paraît improbable que les autres acteurs s’y soumettent, d’autant qu’il pourrait y avoir pour eux des conséquences sur le plan pénal. En réaction à l’offensive aouniste, les députés Amal ont, par exemple, fait monter les enchères en réclamant un audit sur le secteur de l’énergie, le ministère étant depuis des années aux mains du Courant patriotique libre (CPL).
Hors de question pour chacune des formations politiques d’y laisser plus de plumes que les autres. À cette difficulté s’ajoutent leurs intérêts particuliers, financiers et politiques, dans un pays où le clientélisme est roi. Une restructuration du système bancaire, qui impliquerait au préalable un « haircut » ou un bail-in d’une partie des dépôts, supposerait pour les dirigeants politiques de mécontenter une partie de leurs bases. Un sujet particulièrement sensible pour le président de la Chambre, puisque les avoirs appartenant à des membres de la communauté chiite vivant en Afrique, généralement proche d’Amal, représenteraient un montant considérable des dépôts restants.
« Au moins, le cabinet Diab a pu se réunir »
À cette donnée s’ajoutent en plus les liens étroits qu’entretient une partie de la classe politique avec le secteur bancaire, qui a donné naissance à l’appellation « parti des banques ». Une étude de l’économiste Jad Chaabane datant de 2016 pointe du doigt ce chevauchement entre les élites financières et politiques. On y recense huit grandes banques libanaises dont plus de la moitié de l’actionnariat était à l’époque composé de membres de la caste dirigeante ou de leurs proches. Bankmed est par exemple détenue à près de 60 % par la famille Hariri, tandis que deux ex-ministres et un ex-vice-gouverneur de la Banque du Liban siègent au conseil d’administration de la banque al-Mawarid. L’actuel Premier ministre Nagib Mikati a également été actionnaire de Bank Audi.
Tous ces obstacles ne concernent que le premier temps des négociations, censé être le plus facile. Si elles se poursuivent, elles risquent ensuite de se heurter au Hezbollah, plutôt discret jusqu’à présent, mais qui pourrait durcir le ton si elles concernent dans un second temps le contrôle des frontières.
Face à ce paysage politique, le cabinet Mikati se dirige-t-il vers une réédition du scénario Diab ? « Au moins, le cabinet Diab a pu se réunir ! » ironise Yassine Jaber, député d’Amal. Comment en effet obtenir un accord politique sur un sujet aussi important quand le gouvernement est paralysé depuis deux mois par le boycott du Conseil des ministres par Amal et le Hezbollah ?
commentaires (5)
X qui prête à Y veut qu'Y lui rende les sous. Le FMI c'est X et Y c'est l'État libanais par sa capacité à attirer l'investissement privé pour augmenter l'emploi privé mais aussi l'impôt, tout en contrôlant les dépenses. Pourquoi voudriez-vous que Nasrallah ou un autre soit contre s'il peut obtenir des garanties que d'autres (les mêmes) paieront l'impôt et qu'en plus les dépenses seront moins diminuées là où ça l'intéresse? Ça s'appelle le transfert de richesses et c'est ce que le Hezbollah et Amal font sans vergogne depuis au moins la fin de la guerre (cf les squatters de dernière minute pour racketter Solidere) et qu'ils voudraient bien perpétuer. D'autres aussi sans doute mais eux sont des champions en la matière. Elle est là la négociation et pas avec le FMI. Il faut espérer que le FMI ne sera pas dupe d'un plan où les mêmes resteraient passagers clandestins tandis que les autres, aussi les mêmes, seraient tenus de ramer pour tout le monde. Surtout pas de plan du FMI si le Hezbollah n'est pas dissous, si le pays n'est pas normalisé.
M.E
11 h 38, le 18 décembre 2021