Depuis l’ouverture tant attendue, le 30 novembre dernier, des inscriptions au projet de protection sociale en réponse à une crise d’urgence et à la pandémie de Covid-19 (Emergency Social Safety Net, ESSN) de la Banque mondiale (BM) et à la carte d’approvisionnement du gouvernement, celles-ci se sont multipliées en une quinzaine de jours, atteignant jusqu’à mercredi soir plus de 236 000 demandes, selon les données suivies par la plateforme gouvernementale Impact.
Ce nombre élevé de candidats témoigne de la situation désespérée au Liban, où 82 % de la population est passée sous le seuil de pauvreté multidimensionnelle, selon l’Escwa. Une première analyse des données fait toutefois état d’une série d’obstacles auxquels certaines des familles les plus nécessiteuses sont confrontées, bloquant leur accès à cette aide qui leur est pourtant indispensable.
Alors que le processus d’inscription se termine en janvier 2022, seuls 163 700 candidats environ l’avaient finalisé mercredi à 18 heures, les candidatures restantes étant qualifiées d’incomplètes. Les prétendants à ces programmes ont en effet signalé plusieurs difficultés, comme le fait de ne pas être en possession d’une carte d’identité, de ne pas avoir d’argent pour obtenir les documents requis pour terminer le processus et, dans certains cas, de ne pas savoir suffisamment lire ou utiliser les outils informatiques pour accéder au formulaire.
Ibrahim, qui est originaire du Hermel et y réside avec ses enfants, a déclaré à L’Orient Today gagner 2 millions de livres libanaises par mois grâce à son travail de chauffeur. Un montant qu’il considère « insuffisant pour mener une vie décente », alors que le dollar s’échangeait hier à un peu plus de 28 000 livres sur le marché parallèle (contre une parité officielle toujours fixée à 1 507,5 livres par dollar). Lorsqu’il a entendu parler de la carte d’approvisionnement, Ibrahim était optimiste. Il a cependant vite déchanté au moment de remplir le formulaire.
Apatrides
L’inscription au programme de la BM, ou à celui de la carte d’approvisionnement du gouvernement qui est géré par le même système d’enregistrement, exige que les individus saisissent le numéro de carte d’identité de chacun des membres de leur famille. Un obstacle majeur pour Ibrahim qui n’a pas encore enregistré ses enfants sur les registres d’état civil. Ces derniers sont donc officiellement apatrides et sans carte d’identité. « La plupart des enfants de moins de 15 ou 16 ans dans notre région n’ont pas de carte d’identité. Et les adultes comme moi ont des cartes d’identité obsolètes avec de très vieilles photos, a-t-il expliqué. Donc, je n’ai pas continué à remplir le formulaire. »
Un porte-parole du ministère des Affaires sociales a déclaré que les personnes qui doivent mettre à jour leur carte d’identité ou s’inscrire pour en obtenir une nouvelle ont désormais la possibilité de « cocher une case dans le formulaire de demande pour faire une pause et continuer plus tard », lorsqu’elles auront les documents nécessaires. Mais la bureaucratie du Liban peut parfois mettre des mois à délivrer de nouvelles cartes d’identité.
Selon un responsable local chargé de l’archivage des dossiers (moukhtar) à Beyrouth, la délivrance des cartes d’identité nécessite un mois et demi. Mohammad Nour, qui a récemment obtenu de nouvelles cartes d’identité pour ses enfants, a déclaré que chaque moukhtar qu’il avait approché facturait différemment ses services. « Certains ont demandé 30 000 livres pour une pièce d’identité, tandis que d’autres ont réclamé 100 000 livres pour finaliser l’ensemble », a-t-il dit.
Le porte-parole du ministère des Affaires sociales a répondu que les ministres de l’Intérieur et des Affaires sociales rencontreront cette semaine des représentants de la Banque mondiale pour discuter de solutions. « Jusqu’à présent, ils visent à accélérer le processus pour délivrer des pièces d’identité », a-t-il déclaré, ajoutant toutefois que ce n’est pas la seule raison pour laquelle les gens ne remplissent pas leurs demandes. « Certaines demandes sont incomplètes car elles sont en attente d’autres documents et informations, tels que des numéros de compte bancaire, des frais d’imposition, des documents sur l’immatriculation de la voiture et autres », a-t-il déclaré.
Les chiffres du tableau de bord d’Impact montrent que la plupart des personnes qui arrêtent leur processus de candidature le font faute de cartes d’identité. Mercredi, sur plus de 83 800 demandeurs qui n’ont pas rempli leur formulaire, environ 16 500 ménages n’avaient pas de carte d’identité.
La répartition géographique
La plateforme d’enregistrement pour ces deux programmes d’aide sociale a été lancée deux mois et demi après sa mise en service initiale. Un prêt de 246 millions de dollars pour payer l’ESSN a été approuvé par la BM en janvier 2021, mais le financement de la carte d’approvisionnement du gouvernement n’est pas encore assuré. La carte d’approvisionnement est un programme d’assistance financière en espèces qui prévoit 556 millions de dollars pour 500 000 ménages vulnérables, tandis que l’ESSN devrait couvrir environ 150 000 des familles les plus pauvres du Liban.
La carte d’approvisionnement fournirait une aide mensuelle d’un maximum de 126 dollars par ménage. Un montant qui s’échangeait hier à plus de 3,5 millions de livres sur le marché parallèle, soit « plus que mon salaire mensuel », a indiqué Ibrahim. Comme lui, la plupart des candidats à la carte d’approvisionnement travaillent dans le secteur privé, en particulier dans le transport et le stockage, ainsi que dans l’agriculture, la foresterie, la pêche et l’éducation. Seuls 40 candidats ont déclaré qu’ils travaillaient pour des partis politiques, tandis que près de 4 300 candidats se disent soldats dans l’armée et plus de 2 100 précisent être agents des Forces de sécurité intérieure.
La majorité des personnes qui postulent à cette carte résident, dans l’ordre : au Akkar (Liban-Nord), à Tripoli (Liban-Nord), Baabda (Mont-Liban, et qui dans cet ensemble de données comprend la banlieue sud de Beyrouth), Baalbeck (Békaa) et Beyrouth. À titre de comparaison, en avril 2020, les 43 000 ménages bénéficiant du Programme national de ciblage de la pauvreté (lancé en 2011 et piloté par le Programme alimentaire mondial, en coordination avec le ministère des Affaires sociales) étaient régionalement répartis comme suit : 41 % au Liban-Nord, 30 % dans la Békaa, 16 % au Mont-Liban, 8 % au Liban-Sud, 5 % à Nabatiyé et 0,4 % à Beyrouth.
Les demandes soumises à ce jour représentent plus de 961 200 membres de ménages et environ 59 % des personnes inscrites sont actuellement au chômage. Cela reflète notamment la baisse des opportunités de travail dans le pays, soit parce que les sièges sociaux de plusieurs grands employeurs se sont relocalisés à l’étranger, soit parce que des employeurs ont licencié du personnel pour permettre à leurs entreprises de survivre à l’effondrement économique qui dure depuis un peu plus de deux ans.
Pistons et partis politiques
Dans les faits également, l’inscription à ces programmes a été exploitée par certains cherchant à en tirer quelque profit. Ainsi, des magasins de téléphonie et certains moukhtars ont fait de fausses promesses à des personnes, assurant qu’ils rempliraient les demandes en leur nom moyennant rétribution et affirmant qu’ils pouvaient garantir la sélection de leur candidature grâce à leurs pistons (wasta), a expliqué le porte-parole du ministère des Affaires sociales. Un responsable de ce ministère précise d’ailleurs que ces personnes ont fixé leurs frais dans une fourchette allant de 20 000 et 75 000 livres par demande.
Un tweet de la plateforme Impact mardi a précisé que « la décision de qualifier ou de disqualifier (une candidature) est entièrement automatisée et il n’y a aucune possibilité qu’une intervention humaine modifie ou manipule les résultats ». La veille, et via le même réseau social, Impact avait informé que quiconque ayant « besoin d’aide pour remplir le formulaire ou des questions (à ce propos) peut appeler le 1747 ou contacter l’équipe Impact sur les réseaux sociaux ». L’équipe d’Impact prévenait aussi de « ne laisser personne vous faire chanter ou vous demander de payer une somme d’argent pour vous aider à remplir (le formulaire) ».
Une aide que les partis politiques offrent également. Sur Twitter, le député Bilal Abdallah (PSP/Chouf) a déclaré que le Parti socialiste progressiste (PSP) « de la région de Kharroub va mettre en place un numéro d’assistance et prévoit d’aider les gens à s’inscrire sur la plateforme de carte d’approvisionnement ». Un porte-parole du courant du Futur a confirmé faire de même dans les régions de ce parti, tandis que les Forces libanaises et le Courant patriotique libre ont déclaré faire connaître la disponibilité de la carte mais ne pas aider les candidats. Enfin, un porte-parole du Hezbollah a signifié à L’Orient Today n’être actif ni dans l’aide à l’inscription à ces programmes ni dans leur sensibilisation auprès de la population.
Les critères de sélection
Les critères de sélection pour obtenir la carte d’approvisionnement du gouvernement éliminent les candidats bénéficiant du Programme national de ciblage de la pauvreté ou du projet ESSN de la Banque mondiale, ainsi que toute personne gagnant plus de 10 000 dollars par an. Les personnes qui ont voyagé hors du Liban au cours des 90 derniers jours pour des raisons non médicales, qui possèdent trois voitures immatriculées après octobre 2019 ou qui emploient des travailleurs domestiques ne sont pas autorisées à bénéficier des cartes de rationnement. S’il convient de noter que 47 % des personnes demandant la carte d’approvisionnement emploient des travailleurs domestiques chez eux, seuls ceux qui ont une personne à besoins spéciaux à charge peuvent avoir un travailleur domestique à demeure et bénéficier de cette aide.
D’autres données d’Impact indiquent que 45 % des candidats vivent dans une maison, 34 % dans des appartements et 13 % dans des appartements situés dans des complexes résidentiels. 59 % des demandeurs de la carte vivent dans des espaces compris entre 60 mètres carrés et 120 mètres carrés, tandis que 20 % vivent dans des espaces encore plus réduits que 60 mètres carrés. Le fardeau des loyers, notamment à Beyrouth, que nombre de propriétaires revoient désormais à la hausse ou fixent en devises, a donné une raison supplémentaire aux citoyens pour postuler à la carte d’approvisionnement. « Je payais 2,5 millions de livres de loyer mensuel en 2019. Le propriétaire l’a augmenté à 4 millions de livres en 2020 et maintenant il veut 400 dollars », a ainsi déclaré Lama, qui habite à Hamra avec sa famille et qui a donc demandé la carte d’approvisionnement pour prendre en charge son loyer.
Il convient enfin de noter que le directeur régional pour le Moyen-Orient de la Banque mondiale, Saroj Kumar Jha, s’est entretenu hier avec le Premier ministre Nagib Mikati et lui a annoncé selon certains médias locaux que l’institution allait débourser des fonds début 2022 dans le cadre de son aide au Liban, sans préciser si l’ESSN en ferait déjà partie. Il l’a également informé de la primature des données concernant les inscriptions sur la plateforme de ce programme et souligné que des vérifications auront lieu avant que les aides financières ne soient délivrées.
(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de « L’Orient Today » le 15 décembre et mis à jour hier).
Les libanais dans leur majorité n’ont pas besoin de justifications pour demander de l’aide, même les plus aisés qui ne font pas partie du système se sont retrouvés du jour au lendemain privés de leur argent qu’ils ont économisé et confié aux banques qui ont pris le soin de le voler pour alimenter leur système de fraude et de pillage. Ces mafieux viennent exiger des conditions pour venir en aide aux citoyens qu’ils ont dépouillés? C’est du délire, purement et simplement.
11 h 03, le 18 décembre 2021