Rechercher
Rechercher

Économie - Télécoms

Baisse des revenus réels, hausse des frais : Alfa et Touch face à la quadrature du cercle

Les scénarios vers une modification des tarifs pour les abonnés se multiplient, mais sans l’accord d’un exécutif actuellement aux abonnés absents, les opérateurs libanais et le ministère des Télécoms sont pieds et poings liés à la parité officielle.

Baisse des revenus réels, hausse des frais : Alfa et Touch face à la quadrature du cercle

Les deux sociétés locales de téléphonie mobile, Alfa et Touch, n’ont toujours pas modifié leur grille tarifaire, en tout cas sur les ondes nationales. Une situation de plus en plus intenable. Photomontage

Longtemps considéré comme une poule aux œufs d’or car générant une grande partie des recettes publiques, le secteur des télécoms au Liban n’a plus le vent en poupe depuis le début de la crise économique et financière que traverse le pays il y a de ça plus de deux ans. Tandis que les prix à la consommation flambent – avec une inflation des denrées alimentaires estimée par l’Administration centrale de la statistique à 2 084,49 % entre octobre 2019 et octobre 2021, contre 153,23 % pour les services de communication généraux sur cette même période –, les deux sociétés locales de téléphonie mobile, Alfa et Touch, n’ont toujours pas modifié leur grille tarifaire, en tout cas sur les ondes nationales.

À la mi-septembre, au moment de passer la main à son successeur, l’ancien ministre des Télécoms Talal Hawat s’était félicité que les revenus de ces deux opérateurs avaient constitué environ 69 % de ceux de l’État en 2020. Une proportion qui est montée à 74,1 % au cours des six premiers mois de cette année, soit « la plus élevée de l’histoire du ministère des Télécoms ». Une prouesse dont on comprend qu’elle est en trompe-l’œil si l’on se penche sur ses causes. D’une part, la facturation au taux de change officiel de « 1 514,5 livres » par dollar, selon le service de communication et de relations publiques de la société Touch, a entraîné une hausse de la consommation et de la clientèle, alors que le dollar s’échange dernièrement au-delà de 25 000 livres sur le marché parallèle. « Nous n’avons pas payé les fournisseurs (étrangers) de télécoms au Liban depuis près de deux ans », note, d’autre part, l’actuel ministre des Télécoms Johnny Corm, interrogé par L’Orient-Le Jour.

Un défaut de paiement provoqué par le report du vote pour la mise en application des modalités de l’article 36 du budget 2020, suivant lequel le Conseil des ministres doit dorénavant approuver, après l’accord du ministère des Finances en concertation avec celui des Télécoms, le déboursement des frais opérationnels (OPEX) et ceux de capital (Capex), destinés aux fournisseurs, à partir des revenus de Alfa et Touch versés de manière bihebdomadaire au Trésor. Avec un gouvernement démissionnaire du 10 août 2020 au 10 septembre derniers puis un Conseil des ministres qui ne se réunit plus depuis la mi-octobre 2021 en raison d’un bras de fer politique autour du juge en charge de l’enquête sur les explosions au port de Beyrouth le 4 août dernier, ces frais, à l’exception des charges élémentaires (salaires, équipements, etc.), sont en attente de règlement. La donne pourrait cependant changer suite au vote de cet article par le Parlement qui a eu lieu mardi dernier et qui devrait donc autoriser le déblocage des sommes dues et entraîner, par ricochet, une modification des tarifs pour les services de Alfa et Touch. À condition que le Conseil des ministre se réunisse évidemment. Ce changement, lorsqu’il arrivera, risque de constituer un tournant dans le déroulement de la crise socio-économique, alors que le coût des télécommunications reste un sujet sensible au Liban, notamment après la fameuse « taxe WhatsApp » qui avait catalysé le mouvement de contestation contre la classe dirigeante, considérée comme corrompue, le 17 octobre 2019. Une taxe sur les appels via des applications de messagerie instantanée qui avait été abandonnée le soir même face à la mobilisation populaire. Si une hausse des tarifications est inévitable, compte tenu des « pertes énormes » du secteur, comme l’indique Johnny Corm, son ministère et les responsables de ces opérateurs affirment chercher des solutions pour que l’impact de cette transition sur le portefeuille des clients soit le plus léger possible.

Changement de stratégie

Si les pertes sont « énormes », les revenus des deux opérateurs ainsi que le nombre d’abonnés sont en hausse, sur le papier du moins, comme l’a précisé à L’Orient-Le Jour le président du conseil d’administration et PDG d’Alfa, Jad Nassif. « Fin août dernier, notre base clientèle a atteint 2,243 millions d’abonnés et nos revenus en glissement annuel ont augmenté de 48 % » sur base donc d’un taux dollar/livre à « 1 515 ». L’année dernière, « 400 000 nouveaux clients se sont abonnés aux services de Touch et d’Alfa », indique encore Johnny Corm, alors que les mesures de confinement et de télétravail, liées à la pandémie de Covid-19 notamment, ont également accru les besoins des individus et entreprises en technologies de communication. Cependant, « la valeur réelle » de ces revenus, majoritairement encaissés en livres, « a considérablement diminué », souligne Jad Nassif.

De fait, puisque le taux dollar/livre est, par exemple, passé de « 18 000 livres quand j’ai été nommé ministre (le 10 septembre dernier, NDLR) à près de 26 000 livres aujourd’hui (vendredi, NDLR), les revenus du secteur ont baissé de 40 % en à peine trois mois », évalue le ministre des Télécoms, tandis que les charges ont, sur cette même période, « augmenté de 70 %, rien que pour sécuriser le mazout nécessaire (à la production d’électricité pour maintenir les réseaux, NDLR) ». Les stocks de carburant sont achetés au taux du marché parallèle auprès du ministère de l’Énergie et de l’Eau, et via les centrales du pays.

Avec une ou deux heures d’électricité publique par jour, et ce depuis des mois, « nous sommes devenus notre propre fournisseur d’électricité », déclare Jad Nassif. Seuls les groupes électrogènes permettent de maintenir le réseau, et la récente levée des subventions de la banque centrale sur les carburants a fait flamber les prix de ces produits, ponctionnant un peu plus encore dans les réserves des deux opérateurs. Cela en sus des multiples vols de matériels et matériaux commis sur les sites techniques des opérateurs ces derniers mois.

Lire aussi

Hajj Hassan demande à la BDL de sécuriser 5 millions de dollars par mois pour les télécoms

Des facteurs qui ont notamment conduit à des pannes régulières des centraux dans différentes régions du pays et des crises à tire-larigot que Alfa et Touch ont gérées en adaptant leur stratégie opérationnelle. Ce, entre autres, par « la mise en œuvre d’un contrôle budgétaire étroit pour réduire les coûts opérationnels au strict minimum ou encore la mise en application de plans d’urgence pour assurer le maintien du réseau », détaille le PDG de Alfa. Travaillant par priorité selon les besoins immédiats, par exemple lors d’une panne due à l’épuisement des stocks de mazout, « nous déroutons le réseau vers d’autres sites fonctionnels pour atténuer l’impact sur les consommateurs », explique-t-il.

La situation est similaire du côté de Touch, qui précise que « des mesures ont été prises dès octobre 2019 pour maîtriser les coûts, comme le règlement de certaines dépenses en livres, la renégociation des contrats et l’arrêt de tous les nouveaux projets ». Pour autant, l’entreprise, dont l’un des sièges beyrouthins a été détruit lors de la double explosion au port du 4 août 2020, « n’est pas loin d’atteindre le seuil de rentabilité entre ses coûts et ses revenus ». « Des solutions comprenant une augmentation des prix devraient être rapidement prises par les autorités libanaises pour maintenir la qualité du réseau et des services aux clients », prévient toutefois le porte-parole de Touch. Si le constat est partagé par tous les acteurs du secteur interrogés par L’Orient-Le Jour, la décision finale ne revient ni à ces deux opérateurs ni au ministère des Télécoms seul, mais bien à l’exécutif dans son ensemble.

Des solutions tampons

En effet, les sociétés anonymes Mic 1 (Alfa) et Mic 2 (Touch) sont, depuis septembre et octobre 2020, toutes deux repassées sous la coupe de l’État, alors qu’elles étaient auparavant respectivement gérées par les opérateurs égyptien Orascom depuis 2009 et koweïtien Zain depuis 2004 jusqu’à l’expiration de leurs contrats le 31 décembre 2019, après que l’État les eut unilatéralement prorogés en 2015. « Temporairement » récupérées par l’État, selon le Premier ministre démissionnaire de l’époque Hassane Diab, Alfa et Touch n’existent « juridiquement » plus, avait dès lors expliqué le député et président de la commission parlementaire de l’Information et des Télécoms, Hussein Hajj Hassan, jusqu’à ce qu’un nouvel appel d’offres soit lancé par le ministère des Télécoms pour les remettre en jeu. Une question qui n’est, par ailleurs, pas d’actualité, selon Johnny Corm, qui souligne que pour ce faire, « il faudrait déjà que (ces deux sociétés) génèrent des gains financiers ».

Toute décision relative à ces deux opérateurs de téléphonie mobile au Liban doit donc se prendre collectivement par un Conseil des ministres de plein pouvoir. Le vote de l’article 36 de la loi de finances de 2020 la semaine dernière, dont la non-application « paralysait notre capacité de paiement », insiste Jad Nassif, est un premier pas vers une mise en branle de ce processus décisionnel et exécutoire. Comme l’explique le ministre des Télécoms, les modalités de cet article votées vont, entre autres, permettre de « payer l’ensemble des frais opérationnels, rembourser les anciens frais de capital (qui avaient donc été suspendus depuis deux ans, NDLR) et s’acquitter des nouveaux via le Conseil des ministres (et non plus via le ministère des Télécoms seul) ». De surcroît, « la Cour des comptes pourra (ou du moins devrait, comme le lui impose sa mission, NDLR) enclencher un audit des deux sociétés », signale-t-il, autant sur l’état de leurs finances actuel que lors des années précédentes.

En attendant l’augmentation des tarifs pour la clientèle que le ministre espère « appliquée dans le cadre d’une politique économique nationale incluant en parallèle une hausse salariale », des solutions d’entre-deux ont été mises en place, comme « une plus grande diversification des offres pour des clientèles plus ciblées », note Jad Nassif, ou encore récemment la hausse du coût des appels internationaux qui « n’est qu’une mesure tactique pour atténuer l’impact des nouvelles sorties de fonds », explique le service de communication et de relatons publiques de Touch, alors que les opérateurs étrangers facturent en toute logique leurs services en devises aux opérateurs libanais.

Des solutions tampons donc, alors que le ministère des Télécoms planche par exemple sur la possibilité de garder la même tarification, mais pour une moindre consommation, soit un coût plus élevé à la minute, comme l’a indiqué dans la presse Johnny Corm la semaine dernière. Un autre scénario possible serait « le maintien du prix actuel au taux officiel pour les coupons de recharge prépayés tout en proposant différents nouveaux tarifs et forfaits aux clients », décrit Touch.

Des idées qui vont et viennent donc parmi les représentants du secteur, mais qui sont jusqu’à présent condamnées à rester au stade de brainstorming. « Si le cabinet ne se réunit pas rapidement, nous devrons par exemple demander à subventionner le secteur », prévient Johnny Corm, alors que la crise se poursuit avec son lot de surprises. La décision, jeudi dernier, de la Banque du Liban de modifier le taux de retrait du « dollar libanais » (les devises bloquées sur les comptes en banque des déposants) de 3 900 livres à 8 000 livres va ainsi réduire encore plus les liquidités en livres des deux sociétés pour le paiement des salaires des employés, rappelle le ministre. Les employés, quant à eux, ont déjà une série de revendications concernant notamment leurs contrats d’assurance et organisent aujourd’hui une grève ouverte. Contacté, le syndicat concerné a annoncé un communiqué conjoint entre les employés de Alfa et de Touch dans la journée.


Longtemps considéré comme une poule aux œufs d’or car générant une grande partie des recettes publiques, le secteur des télécoms au Liban n’a plus le vent en poupe depuis le début de la crise économique et financière que traverse le pays il y a de ça plus de deux ans. Tandis que les prix à la consommation flambent – avec une inflation des denrées alimentaires estimée par...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut