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Moyen-Orient - Éclairage

Le ressentiment antisyrien domine la société et les discours politiques turcs

Accueillis par Ankara depuis 2011, les réfugiés venus du pays voisin sont accusés par une partie de la population locale d’être responsables de la crise économique.

Le ressentiment antisyrien domine la société et les discours politiques turcs

Des réfugiés syriens dans le quartier d’Ondergazi, situé dans la capitale turque, en 2017. Adem Altan/AFP

Il n’en fallait pas plus pour allumer la mèche et raviver les tensions entre Turcs et réfugiés syriens. À l’origine, une altercation filmée le 17 octobre par un média turc dans les rues d’Istanbul et partagée en masse sur les réseaux sociaux début novembre. Prenant à partie une étudiante syrienne, un homme accuse tous les réfugiés originaires du pays voisin d’acheter des bananes au « kilo », un aliment devenu inaccessible pour de nombreux consommateurs en raison de l’inflation galopante en Turquie. Sur les mêmes images, une autre passante s’attaque à la même étudiante, la blâmant de vivre dans le luxe au lieu de retourner dans son pays pour se battre.

« Il y a un certain malentendu chez une partie de la population qui pense que les réfugiés syriens vivent confortablement aux frais du contribuable lorsque des familles turques entières meurent de faim », observe Maïssam Nimer, sociologue chercheuse à l’Université Paris Nanterre, affiliée à l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul. Fin octobre dernier, la livre turque a atteint un nouveau plus bas record, alors qu’elle a perdu près de 23 % de sa valeur cette année et que l’inflation est désormais proche de 20 %.

Si certains réfugiés syriens en Turquie perçoivent une allocation mensuelle, celle-ci est cependant déboursée par l’Union européenne en vertu d’un accord signé avec la Turquie en 2016 et n’est donc pas tirée des caisses de l’État. « Les chiffres sont bien inférieurs aux rumeurs qui circulent. Estimé à environ 400 livres par personne et par mois – soit moins de 40 dollars –, ce salaire est versé conformément à des conditions très particulières à moins de 1,5 million de réfugiés syriens sur les près de 4 millions que compte le pays », ajoute Maïssam Nimer.

Menacés de déportation

Après que la vidéo est devenue virale, plusieurs réfugiés syriens vivant en Turquie se sont emparés du réseau social TikTok pour tourner en dérision les propos rapportés. Certains utilisateurs se sont filmés en train de manger des bananes tandis que d’autres ont partagé des images du drapeau turc ou de billets américains « photoshopés » pour y inclure le fruit. Une satire qui n’a pas été du goût des autorités, qui se sont saisies de l’affaire en arrêtant le 4 novembre onze Syriens accusés d’insulte et d’incitation à la haine. Ils sont désormais menacés d’expulsion.

Arrêté pour avoir interviewé des réfugiés dans les rues d’Istanbul à propos des allégations selon lesquelles ils achèteraient des bananes au kilo, Majed Shamaa, un journaliste syrien travaillant pour le compte de la chaîne émiratie Orient News, a quant à lui été forcé de signer un « document de rapatriement volontaire » puis emmené à Gaziantep, dans le sud-est de la Turquie, en vue d’être expulsé vers Idleb, dernière poche rebelle en Syrie. Il a finalement été libéré mardi dernier après une campagne de dénonciation menée par plusieurs médias et organisations de défense des droits humains. Recherché par le groupe jihadiste Hay’at Tahrir al-Cham – ex-Front al-Nosra, branche syrienne d’el-Qaëda – et par l’Armée nationale syrienne – groupe de rebelles soutenus par la Turquie –, Majed Shamaa est toutefois toujours sous la menace d’une expulsion forcée qui mettrait sa vie en danger.

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Ancré dans les problèmes économiques que traverse le pays, cet épisode a de nouveau mis en lumière les tensions sous-jacentes entre la population turque et les réfugiés syriens. Si les partis de l’opposition se servent de cette fracture pour critiquer la gestion du gouvernement aux mains de l’AKP, la formation de Recep Tayyip Erdogan est contrainte de durcir sa politique à l’égard des réfugiés pour conserver sa base électorale et détourner l’attention de la mauvaise situation économique. Alors qu’il s’était au départ clairement prononcé en faveur de l’accueil des Syriens, présentés comme des « frères sunnites », le parti au pouvoir semble avoir opéré un changement de rhétorique à 180 degrés au fur et à mesure des années. En juillet 2019, quelques mois après sa défaite aux élections municipales de mars, l’AKP – qui avait notamment perdu la ville d’Istanbul – avait mené une campagne visant à expulser de la mégalopole les étrangers en situation irrégulière. Plus de 6 000 migrants, parmi lesquels une majorité de Syriens, avaient été arrêtés par les autorités de la ville.

Ces derniers jours, Recep Tayyip Erdogan tablerait de nouveau sur cette stratégie en vue de remonter dans les sondages à moins de deux ans de l’élection présidentielle. Tandis que la grogne populaire monte contre le gouvernement, accusé d’avoir vidé les caisses de la banque centrale à cause de politiques infructueuses et d’avoir plongé le pays dans une crise économique sans fin – aggravée par la pandémie de Covid-19 –, un sondage mené en octobre par la société MetroPoll Research a révélé que 49,8 % des personnes interrogées estiment qu’« Erdogan ne peut pas remporter la prochaine élection présidentielle ».

« Ils insultent notre drapeau »

Au-delà des discours politiques tenus par les responsables au pouvoir, le débat sur l’immigration s’est invité du côté de l’opposition, au point de devenir la priorité numéro un de certains partis. Plusieurs formations opposées au gouvernement ont récemment déclaré que si elles arrivaient prochainement au pouvoir, les Syriens devraient retourner dans leur pays. « Certaines personnalités comme le maire de Bolu (Nord-Ouest), appartenant au CHP (principal parti d’opposition à tendance sociale-démocrate), et certains membres de l’Iyi Parti (formation nationaliste et laïque) vont très loin et utilisent un discours populiste et ultranationaliste discriminatoire, explique Didem İşçi Kuru, assistante de recherche à l’Université des sciences sociales d’Ankara (ASBÜ). En revanche, le maire d’Istanbul appartenant au CHP semble avoir un discours relativement positif envers les réfugiés. Les discours les plus encourageants suggèrent que tant qu’ils vivent ici, ils vivront dans la dignité. »

Depuis plusieurs années, de nouveaux partis centrés autour de la question migratoire émergent également sur la scène politique, à l’image de l’Iyi Parti. En novembre 2017, un mois à peine après sa création, le responsable de la stratégie au sein du parti était allé jusqu’à publier un tweet affirmant sans aucune source à l’appui que 32,6 % des Syriens vivant en Turquie étaient en « surpoids et 27,7 % « obèses », quand 1,25 million de citoyens turcs connaissaient en parallèle « la faim ». Il y a quelques jours, une autre membre de la formation, Ilay Aksoy, a publié un tweet saluant les arrestations de réfugiés syriens par les autorités en déclarant que « ces mangeurs de bananes se moquent de nous et insultent notre drapeau ».

Interrogé par L’Orient-Le Jour, Hişyar Özsoy, porte-parole adjoint de la commission des Affaires étrangères du HDP (situé politiquement à gauche et issu du mouvement politique kurde) – l’une des seules formations d’opposition au Parlement à se montrer très critiques à l’égard du ressentiment antisyrien –, a estimé qu’« à l’heure où les sentiments et les discours anti-immigrés se multiplient et à mesure que les élections approchent, les partis d’opposition pourraient mobiliser davantage avec de tels discours. L’AKP pourrait également se montrer plus agressif envers ces derniers, alors que sa base sociale est très nationaliste ». Contactés par L’Orient-Le Jour, les services de presse du CHP et de l’Iyi Parti n’ont pas donné suite à nos sollicitations.

Peur constante

Face à la peur que les partis appelant au retour des réfugiés soient prochainement portés au pouvoir, de nombreux Syriens tenteraient de partir dès maintenant vers un autre pays. « Nous sommes nombreux ici à craindre le futur proche. C’est pourquoi beaucoup de gens prévoient de voyager. Cela semble être la meilleure option, alors que la Turquie pourrait bientôt nous forcer à retourner en Syrie », confie Esra*, une réfugiée originaire de Homs et habitant à Istanbul. « Les réfugiés qui sont sous protection temporaire sont dans la peur constante que leur titre de séjour soit révoqué. Même ceux qui ont la citoyenneté turque disposent de documents sur lesquels il est mentionné “conditions extraordinaires” et craignent ainsi de pouvoir être expulsés à n’importe quel moment », observe Maïssam Nimer, pour qui les partis politiques agitent des menaces sans qu’il y ait pour le moment de politique claire à cet égard.

Pour Esra comme pour d’autres réfugiés syriens, la priorité est de se faire discrète. « Lorsque je sens qu’un homme ou une femme me fixe, je commence à avoir peur et j’essaie d’éviter de parler au téléphone ou de parler une autre langue que le turc, avoue-t-elle. Je n’oublie pas qu’il y a quand même de bonnes personnes qui nous viennent en aide. Comme partout, il y a du bon et du mauvais. »

*Le prénom a été modifié.

Il n’en fallait pas plus pour allumer la mèche et raviver les tensions entre Turcs et réfugiés syriens. À l’origine, une altercation filmée le 17 octobre par un média turc dans les rues d’Istanbul et partagée en masse sur les réseaux sociaux début novembre. Prenant à partie une étudiante syrienne, un homme accuse tous les réfugiés originaires du pays voisin d’acheter des...

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