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Lifestyle - Photo-roman

Les poumons du Liban

Nous avons l’impression de respirer mal. Nous avons une corde au cou qui se resserre chaque jour un peu plus. On parle de nous comme des détenus, des prisonniers, des otages qui attendent que leur sort soit décidé. Mais il existe encore malgré tout au Liban des lieux qui sont l’oxygène de notre pays asphyxié...

Les poumons du Liban

« Il y a cette maison de montagne dont les volets rouges se referment, en les protégeant, sur des souvenirs d’enfance. » Photo Mohammad Ezzeddine

C’est un personnage qui a marqué mon enfance. De ceux dont l’image reste quelque part dans un tiroir de la mémoire. Je précise personnage et pas personne parce qu’à chaque fois que je la voyais, je me disais, d’ailleurs comme tous ceux qui l’ont connue, qu’elle aurait tout à fait pu être l’œuvre d’un auteur ou d’un réalisateur. Elle débarquait très tôt le matin, à la même heure, dans ce club balnéaire sur la baie de Jounieh. Dans les bourrasques de janvier ou sous le soleil infernal d’août, c’est un rendez-vous qu’elle ne manquait pour rien au monde. « Une mission », précisait-elle. Il lui suffisait d’un léger klaxon pour ameuter les chats endormis, qui ne l’attendaient pas déjà sous le palmier où elle garait immanquablement sa petite voiture délavée par le soleil. À peine sortie de l’engin, ils étaient tous là, rassemblés à ses pieds, ronronnant de bonheur, et elle leur parlait dans une langue mystérieuse qui n’appartenait qu’à elle. Elle ouvrait ensuite son coffre où des caisses de nourriture s’entassaient, et les chats s’impatientaient comme des enfants qu’on titille en déballant lentement leurs cadeaux de Noël. Claudine les nourrissait un à un : des croquettes, du pâté de viande, et même des plats faits maison, qu’elle disposait dans des petites assiettes en aluminium. Et il fallait voir l’étendue du bonheur dans ses yeux quand elle leur demandait : « C’est bon, vous êtes rassasiés maintenant ? Vous avez bien mangé ? », et que les chats s’approchaient sur le bout des pattes et frottaient le bout de leur tête sur ses pieds.

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« J’étouffe, on étouffe »
Quelques mois avant sa mort, j’ai croisé Claudine une dernière fois sous son palmier. Elle avait un chaton dans les bras dont elle inspectait la patte blessée. Ce jour-là, j’avais fui Beyrouth qui était, comme elle l’est toujours d’ailleurs, d’une tristesse sans nom. J’ai demandé à Claudine, comme ça, bêtement peut-être, qu’est-ce qui la faisait continuer à venir ici s’occuper de ses chats. « Je fais ce que je peux pour préserver ce lieu. C’est un des derniers poumons du Liban », m’avait-elle répondu en appliquant une pommade sur la patte du chaton. Ce lieu-là, le palmier, les chats, un parasol face à la mer, les gens dont elle a marqué l’enfance, c’est ce qui permettait à Claudine de respirer, jusqu’à ce que ce foutu Covid ne l’emporte en mars dernier. Ses mots ne m’ont jamais quitté, et ils me sont revenus au moment d’écrire ces lignes. Par-dessus tous les maux, toutes les humiliations, tous les coups reçus, presque tous ceux qui vivent au Liban aujourd’hui racontent leur quotidien comme un prisonnier décrirait ses conditions de détention. « J’étouffe, on étouffe », me répète C. à chaque fois que je l’ai au téléphone. « On a l’impression d’être des otages qui attendent que leur sort soit décidé, c’est comme ça, », me dit R. On cherche la sortie, la porte de secours, la cavale sans retour, mais il existe encore malgré tout au Liban des lieux, des moments et des gens qui sont l’oxygène de notre pays asphyxié. Qu’y a-t-il dans les poumons du Liban ?

« Tfaddal »
Il y a ce ficus tentaculaire à l’ombre duquel le coiffeur d’en face traîne sa petite table de trictrac autour de laquelle affluent les boys qui l’assistent au moment de leur pause déjeuner. Il y a ce jacaranda, sa constellation de mauves, sous lequel les chauffeurs de taxi viennent poser leur fatigue. Il y a ce jardin de néfliers et d’orangers, le parfum de Beyrouth si Beyrouth ne devait en avoir qu’un, que l’on découvre par hasard sur une ruelle oubliée de Jeïtaoui. Ce paradis perdu auquel une voix vous conviera en insistant : « Tfaddal. » Ce tfaddal à lui seul est un voyage, un appel à l’air. Il y a ces petits balcons de la ville d’où s’échappe, à l’heure du déjeuner, l’odeur du sucre brûlé, des oignons qui s’épluchent, du persil qui se cisèle, de l’ail frit et des frites charnues dont seul le Liban a le secret. Il y a ce marchand ambulant qui traîne sur son charriot les trésors de notre terre, des tomates baladiyé de Sannine, des figues de Barbarie, des pêches de Bickfaya, des citrons de Saïda. Il y a la place d’un village dont on se demande comment elle est encore intacte, comment elle a résisté à la barbarie de notre pays. Il y a juste à côté le petit snack où l’on vous reconnaîtra même après cent ans : « Toujours pareil ? Une man’ouché avec de la labné, bien croustillante. » Il y a cette forêt de pins, ce verger d’oliviers, ce champ de coquelicots, où l’on déplie une nappe ornée de fleurs au milieu d’un concert de criquets, éclairé par des étoiles qui se défilent.

Il y a cette maison de montagne dont les volets rouges se referment, en les protégeant, sur des souvenirs d’enfance. Sa balancelle qui joue avec le vent, la vigne qui gonfle puis se dénude, la lune si proche qu’on penserait presque l’attraper. Le coton de la brume qui roule et disparaît dans la falaise, en révélant le rose de la mer au coucher. Et puis il y a la mer, bien sûr, ses bras chauds qui s’étendent vers l’horizon, et qui est comme une promesse que tout a une fin. Que le tunnel dans lequel nous sommes engoncés verra un jour la lumière. Il suffira d’une chose, d’un geste tout simple, commencer à s’inscrire pour les élections, puis aller voter. Pour enfin respirer. Pour de vrai.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

C’est un personnage qui a marqué mon enfance. De ceux dont l’image reste quelque part dans un tiroir de la mémoire. Je précise personnage et pas personne parce qu’à chaque fois que je la voyais, je me disais, d’ailleurs comme tous ceux qui l’ont connue, qu’elle aurait tout à fait pu être l’œuvre d’un auteur ou d’un réalisateur. Elle débarquait très tôt le matin, à la...

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