Critiques littéraires

La douleur est un pays

Douleur, solitude et deuil forment le trident avec lequel Abbas Beydoun compose son poème, regarde vers la mort et habite un pays où règnent maladie, vieillesse et absence des êtres chers. Une anthologie essentielle.

La douleur est un pays

D.R.

Un billet pour deux. Anthologie poétique 2009-2019 de Abbas Beydoun, traduit de l’arabe (Liban) par Nathalie Bontemps, L’Orient des Livres/Actes Sud, 2021, 160 p.

Un billet pour deux, anthologie de poèmes de Abbas Beydoun, traduite avec justesse et limpidité par Nathalie Bontemps, vient de paraître chez Actes Sud/L’Orient des Livres. L’ouvrage regroupe des extraits de quatre recueils parus entre 2009 et 2019, tous publiés par Dar al-Saqi. Avec La Douleur pour boussole, les poèmes choisis proposent une exploration de la perte et du deuil. Aux prises avec la fatalité de la mort, la mémoire du poète le porte dans la crainte d'un rendez-vous raté avec la vie.

« (...) la plus grande guerre s'éteint sans bruit/ juste une page blanche/ que nous remplissons de notre vacarme intérieur/ et de notre peur./ Je n'ai pas pu retarder les années/ (...) il existe sûrement une manière/ même le rien peut être conservé et stocké/ (...) même l'oubli peut être changé en énergie/ (...) Soixante-dix ans./ Peut-être puis-je prétendre n'être pas vivant, ne pas exister,/ peut-être les contraindrai-je/ à me négliger/ et à m'oublier/ au milieu de la vie. »

Abbas Beydoun témoigne de la douleur. Antérieure, présente, à venir. Qu'elle advienne au nom de la séparation, de la maladie, de l'amour, il en reconnaît le règne en poète troyen. Maladies, troubles, accidents, décès sont autant d'histoires contées, de mots égrenés, pour faire un avec la douleur.

Les recueils écrits par Abbas Beydoun dans les années 2000 sont traversés par le désir de se mouvoir dans la proximité avec la maladie et la mort. Les recueils parus après 2014, surtout Le Deuil ne porte pas de couronne (2019) qui clôt cette anthologie, se caractérisent par la fixité. Malade, fatigué, le corps y est immobile et seules la mémoire et les pensées sont en itinérance. Par sa faculté d'endurer sa condition, le corps se révèle espace d'émancipation, de métaphorisation et de captivité. Beydoun habite sa douleur sans que ni l’un ni l’autre ne cherchent à s’apprivoiser ou à se fuir.

« Pleure, il y a une vraie douleur./ la douleur ne se feint pas car elle est intègre/ et qu'il n'y a pas de machines pour la fabriquer./ La douleur au moindre coût/ est proposée sur les routes/ mais aussi dans les musées./ Tu passeras d'écran en écran/ et recevras la vie dans des boîtes et des bandages./ (...) On peut fabriquer les arbres avec un stylo/ l'herbe peut sortir des chansons./ La douleur est réelle/ et tu souffriras/ quand ton visage arrivera du laboratoire,/ ou quand tu recevras ta vie dans un message. »

La douleur est pays et exil. Un exil aux manifestations fulgurantes dans l'ère connectée, accélérée, à laquelle Beydoun demeure attentif. La douleur du corps et la douleur de l'âme tissent l'atmosphère prégnante des poèmes de cette anthologie. Se souvenir, désirer, écrire, invoquer les êtres chers, disparus ou encore vivants, sont les chemins que suit Beydoun pour conjurer la hantise du néant.

« (...) Moi non plus, je ne parle pas, ne désigne rien. Jusqu'à quand le nom propre reste-t-il ? À chaque année qui se rajoute, il se détache un peu plus de mon regret. (...) »

Le néant frappe même les livres. Sombrés dans l'oubli, désertés, les livres se vident de leurs mots. Les livres sont touchés par la mort aussi. Tour à tour cadavres ou cercueils, leur mortalité est pour le poète source d'effroi. Une autre solitude encore, qui rapproche le poète, plus que jamais, de sa famille et ravive les desseins secrets de la filiation.

« Ma mère et moi n'avons que peu parlé./ Je ne me souviens même pas que nous ayons échangé une seule phrase./ Que peut-on avoir à dire à ses parents?/ Cette parole est ancienne, elle s'est même confirmée sans qu'on la cite./ (...) Les plus proches ne se parlent pas, n'ont pas besoin de faire connaissance./ (...) cela signifie/ qu'une vie avant la nôtre s'est passée ici/ que nous avons tout terminé avant le début./ Nous sommes arrivés prêts, il n'y a plus qu'à partir./ Adieu, les amitiés,/ la vie commence après nous. »

Cette anthologie essentielle offre de grands poèmes sur la filiation de sang et de cœur. Les vers dans lesquels le poète s'adresse à sa mère surtout, mais aussi à sa sœur, sont splendides. Le lien unique entre parents et enfants œuvre secrètement en connivence avec la vie et la mort. Il contribue paradoxalement au néant. Douleur et mort semblent prendre un sens particulier, presque de malédiction, dans la grande famille du poète, dont les membres sont frappés, l'un après l'autre, par la disparition. S'adressant à ses morts, guettant en lui les traces de pétrification et de décomposition, Beydoun se prépare.

« (...) Les grands mots qui fondent/ ne ressusciteront personne./ (...) Nous les hommes périssables,/ les poètes périssables,/ ignorons de quelle fatigue nous sommes venus/ et quelle fatigue nous laisserons dans le monde./ Le voile ne sera pas levé pour nous,/ car nous ne sommes pas immortels, nous ne sommes pas des pierres. »

La langue robuste et directe de Abbas Beydoun se densifie dans les poèmes de cette anthologie, d'une dimension énigmatique, d'images fortes empruntant au sacré, voire au fabuleux. Le ton y est sobre, quelquefois élégiaque, absurde ou contemplatif. Dans le voisinage avec la mort, le poète s'éprouve non voyant. Un simple mortel. Et c'est là une grande blessure. Une violence paisible dans ses poèmes. Muni de l'inévitable billet, un aller simple vers la mort, il fait maintes fois, par le poème, l'aller-retour. Il dit le non-sens de ne pas savoir, ce qui précède la vie et ce qui suit la mort. Et de ses ressentis jaillit son désir de vivre, affamé, dévorant, tel celui du nourrisson.


Un billet pour deux. Anthologie poétique 2009-2019 de Abbas Beydoun, traduit de l’arabe (Liban) par Nathalie Bontemps, L’Orient des Livres/Actes Sud, 2021, 160 p.Un billet pour deux, anthologie de poèmes de Abbas Beydoun, traduite avec justesse et limpidité par Nathalie Bontemps, vient de paraître chez Actes Sud/L’Orient des Livres. L’ouvrage regroupe des extraits de quatre recueils...

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