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À la recherche du « Rimbaud nègre »

Le 3 novembre dernier, le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr devenait à 31 ans le premier écrivain d'Afrique subsaharienne à remporter le Goncourt, Graal des lettres françaises, pour son roman La plus secrète mémoire des hommes. Peu avant, il avait accordé une interview à L'Orient Littéraire.

À la recherche du « Rimbaud nègre »

Mohamed Mbougar Sarr © Joel Saget / AFP

Né en 1990 au Sénégal, Mohamed Mbougar Sarr a affolé les compteurs du monde des lettres avec son quatrième roman qui vient de paraître chez Philippe Rey, La plus secrète mémoire des hommes, et qui est sélectionné par tous les prix qui comptent en cette rentrée littéraire. Il a à peine plus de trente ans et a déjà reçu le prix Ahmadou-Kourouma pour Terre ceinte, son premier roman, et le prix littérature monde du festival Étonnants Voyageurs pour Silence du chœur. Après avoir abordé le sujet de l'homosexualité, des djihadistes du Sahel et de la migration, Mbougar Sarr mène ici une enquête littéraire entre le Sénégal, la France et l'Argentine, enquête dans laquelle se croisent la mémoire de la colonisation, la Première Guerre mondiale, la Shoah. À la recherche de quoi ? D’un écrivain oublié, T. C. Elimane, qu’on baptisa pour un temps « le Rimbaud nègre », auteur d’un livre mythique et brûlant, Le Labyrinthe de l’inhumain, paru en 1938 et qui avait crée le scandale pour ses présumés plagiats. Sarr s’inspire en réalité de l’histoire vraie de l’écrivain Yambo Ouologuem, prix Renaudot 1968, dont Le Devoir de violence avait été suivi d’une polémique analogue. Comme Ouologuem, Elimane a disparu sans se défendre. Et c’est un jeune écrivain sénégalais contemporain, Diégane Latyr Faye, qui s’est pris de passion pour ce livre culte, qui part à la recherche de l’écrivain disparu.

Le roman est construit comme une mosaïque d’éléments disparates : récits, lettres, journaux, monologues, témoignages, qui forment un labyrinthe d’où il est impossible de démêler la vérité et la fiction. Passionnant et déroutant, profondément original, cet ouvrage sur lequel plane l’ombre de Borgès et de son Jardin aux sentiers qui bifurquent interroge, séduit et impressionne.

Comment est né ce roman et quelle en a été la genèse ? Quelle influence ont pu avoir certains livres ou auteurs en cours d’écriture ?

Ce livre a deux sources, la première est biographique et littéraire. Il s’agit du destin de Yambo Ouologuem et de son premier roman, Le Devoir de violence, paru en 1968 et qui obtient le Renaudot. Trois ans plus tard, il est accusé de plagiat, une controverse s’ensuit, les accusations le dévastent et suspendent son envol littéraire. Il disparaît de la scène : rentré au Mali, il reste enfermé sans aucune apparition publique pendant cinq ans. Son destin me bouleverse, mais surtout, son roman m’éblouit bien avant que je ne découvre tout cela. Ce roman était épuisé et introuvable. Un de mes professeurs de collège est le premier à m’en avoir parlé, il disait en posséder un exemplaire, mais il ne le retrouvait pas. Au bout de plusieurs années, il le retrouve enfin et me le donne : déchiré et avec des pages manquantes. Donc même cette découverte est éminemment romanesque. J’étais fasciné d’emblée. J’ai cherché la version intégrale au Sénégal pendant des années et ce n’est que quand je suis arrivé en France pour poursuivre mes études que j’ai réussi à mettre la main sur un exemplaire. À partir de ce moment-là, je l’ai lu et relu, ce qui a nourri ma fascination. Une partie de mon travail de thèse lui est consacré. Ce livre accusé de plagiat avait été mal compris : il ne procédait pas d’un vol littéraire mais d’une tentative de recomposition, de réécriture. Il s’agissait pour l’auteur d’écrire autrement, de jouer avec ses références littéraires, d’écrire à partir de ses lectures. Mais comme il était seul, qu’il a été lâché par ses éditeurs et par l’intelligentsia africaine – Senghor et Hampaté Ba ont considéré que le roman était scandaleux –, il a disparu. Pour moi, son roman est un ovni en raison de sa langue inhabituelle, de sa force littéraire ; c’est un texte novateur et puissant.

Vous évoquiez une seconde source.

Oui, mais c’est une source plus diffuse qui concerne plutôt mes obsessions littéraires et dont Ouologuem pourrait être le symbole. Je veux parler des écrivains qui disparaissent derrière la littérature après l’avoir incarnée. L’idée du retrait et l’énigme du silence littéraire m’obsèdent depuis longtemps. Je me demande moi-même pour quelle raison valable je devrais m’engager en littérature, ce que je devrais écrire après tout ce qui a déjà été écrit. Quel est le sens de cette chose fascinante qu’est la littérature ? Quel est le sens de la parole littéraire ? Ces interrogations m’accompagnent depuis le départ et dans mon roman Le Silence du chœur, il y a déjà un personnage de poète qui s’est retiré du monde ; il porte en lui les prémices de ce que sera Elimane.

Vous avez placé en exergue une citation assez complexe de Roberto Bolano et qui contient différents niveaux d’interprétation.

Bolano est une figure très importante pour moi. Il m’a marqué et même transformé comme lecteur et comme écrivain. Il m’a montré de quelle façon je pouvais donner aux interrogations qui étaient les miennes une forme romanesque. Ma rencontre avec ses écrits est un moment-clé pour moi, un moment de bascule. Ce qu’il dit dans cette citation, c’est que l’œuvre littéraire voyage, que ce voyage est long et comporte plusieurs étapes. Mais c’est elle qui demeure et non son auteur, ses lecteurs ou ses commentateurs. Donc c’est à elle seule qu’il faut accorder de l’importance. Mais l’œuvre est vivante et comme toute chose vivante il arrive qu’elle meure. Qu’est-ce qui rend une œuvre vivante ? Pourquoi est-on obsédé par certains livres ? Pourquoi vous transforment-ils ? Ce sont pour moi des questions fondamentales. La littérature représente un voyage sublime mais promis à l’échec. Néanmoins, ce voyage en vaut la peine, il permet de découvrir des choses inconnues et merveilleuses, il est empreint de beauté, de mélancolie, de nécessité. C’est pourquoi il faut le mener pleinement. La citation de Bolano dit tout cela. Avec Elimane, on traverse une histoire mondiale où la figure de l’écrivain nous sert de guide, mais sans savoir où il nous mène. Néanmoins, on pressent qu’à la fin du voyage se trouve l’échec. Il ne peut rien y avoir au-delà de la beauté. C’est pourquoi il faut lire et écrire avec courage, il faut porter la littérature dans le monde avec courage. Bolano qui est un grand lecteur de Baudelaire commente l’un de ses poèmes, « L’invitation au voyage », en ce sens. La littérature est en mesure de nous offrir du nouveau et nous devons l’exiger d’elle.

Deux autres écrivains ont sans doute également compté pour vous, qui ont joué un rôle important dans la genèse du roman postcolonial : Ahmadou Kourouma et Malick Fall.

Oui, bien entendu. Les Soleils des indépendances du premier et La Plaie du second ont joué un rôle majeur pour moi et dans la littérature africaine en général. Ils sont eux aussi des écrivains d’un seul livre et ils ont publié leur unique roman en 1968, soit la même année qu’Ouologuem. Tous les trois sont au cœur de ma thèse de doctorat.

Parlons de la symbolique du nom que vous avez choisi de donner à votre personnage principal, Elimane. Le sens de ce nom en arabe, c’est la foi. Pourquoi cela ?

J’ai longuement hésité avec plusieurs noms. Je voulais que le nom soit en accord avec le personnage. Madag, son second nom qui est un nom traditionnel, est en cohérence avec son destin et c’est celui qu’il finit par choisir. Il signifie le voyant ou le devin en langue sérère qui est ma langue maternelle. Elimane est un être de foi, sa religion est la littérature. Il a tenté de vivre et de se sauver dans et par la littérature. Il y a plusieurs clés à ce personnage, mais j’ai choisi d’en laisser certaines dans l’ombre.

Votre roman est construit non seulement de façon polyphonique, mais également par le biais d’une multiplication des genres littéraires et avec de fréquentes ruptures chronologiques qui déstabilisent et brouillent les repères. Était-ce une façon de dire que la vérité est impossible à atteindre, que seule la multiplication des points de vue permet de s’en approcher ?

Oui, c’est tout à fait ça. Multiplier les techniques d’écriture, les genres, les points de vue, est la seule façon d’aborder l’énigme d’un personnage. Chaque point de vue est une hypothèse, une tentative d’interprétation. La vérité d’un homme n’est pas unique, elle est relative aux époques et aux individus. L’identité est kaléidoscopique, et je voulais que le roman le soit aussi. Je recherchais une cohérence entre l’idée philosophique, le thème du roman et sa forme, sa construction. Quant aux ruptures chronologiques, elles correspondent à la réalité de notre manière de penser et de notre psychisme. Le passage du temps, sa linéarité est sans cesse contredite par les tiraillements de notre mental entre passé, présent et futur. Des ruptures temporelles se produisent en permanence dans nos flux de conscience : la mémoire est mise en branle par des objets ou des événements qui nous font revivre le passé ; les projets que nous formulons nous projettent dans l’avenir.

La thématique du désir est centrale dans le roman où désir érotique et désir d’écriture sont fortement liés, où vous mettez en scène des glissements de l’un à l’autre.

Je pense vraiment que la même énergie irrigue ces deux choses. C’est un corps qui écrit, c’est un corps qui lit, il n’y a pas de scission entre corps et esprit quand nous pratiquons ces activités. Roland Barthes le disait déjà dans Le Degré zéro de l’écriture. Pour lui, le style est l’émanation d’une humeur, donc d’un désir. On écrit avec son corps et ce n’est jamais aussi fort que quand le corps est dans une tension érotique.

On retrouve au cœur de votre roman l’oscillation entre partir et rester, si fréquente dans les littératures du Sud, et l’idée que partir est une forme de trahison.

Cette tension est à mettre en relation avec le fait que tout écrivain du Sud subit comme une assignation à écrire pour défendre les valeurs de son pays d’origine, à en être l’ambassadeur. Or on écrit parce qu’on a besoin d’être dans un écart vis-à-vis des siens, surtout quand on appartient à des cultures où l’individu doit forcément être très intégré dans son groupe humain. Donc écrire est souvent perçu comme une trahison : tu t’écartes de nous et tu le fais depuis un lieu qui est l’antithèse de ce que nous sommes. Il faut accepter que la trahison soit inévitable en littérature. Il faut même la souhaiter, la désirer. Aller au fond de soi, c’est toujours trahir, ne pas correspondre aux attentes culturelles et symboliques des siens.

Évoquons, pour finir, cette distinction que vous faites entre pays natal et pays fatal.

Le pays fatal, c’est le pays de destin qui n’a rien à voir avec notre nationalité. C’est un pays intérieur, on peut le construire, mais en réalité, il est déjà construit et il nous attend. C’est le pays des lecteurs et des écrivains, qui existe au-delà des frontières et que les livres ont créé pour nous. On ne peut pas y échapper quand on est passionné par la littérature, on y réside à partir du moment où on s’engage en littérature. Mais cela conduit à la trahison du pays natal et des assignations identitaires.


Né en 1990 au Sénégal, Mohamed Mbougar Sarr a affolé les compteurs du monde des lettres avec son quatrième roman qui vient de paraître chez Philippe Rey, La plus secrète mémoire des hommes, et qui est sélectionné par tous les prix qui comptent en cette rentrée littéraire. Il a à peine plus de trente ans et a déjà reçu le prix Ahmadou-Kourouma pour Terre ceinte, son premier roman,...

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Le Liban est à la fois natal et fatal.

Alibi Natus

11 h 36, le 15 novembre 2021

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  • Le Liban est à la fois natal et fatal.

    Alibi Natus

    11 h 36, le 15 novembre 2021

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