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Monde - Portrait

Abdel Fattah al-Burhane, le général qui veut devenir raïs

Le nouvel homme fort du Soudan a tiré profit des divisions parmi les civils pour asseoir son joug, tout en bénéficiant de l’appui de ses parrains régionaux.

Abdel Fattah al-Burhane, le général qui veut devenir raïs

Le général de l’armée soudanaise Abdel Fattah al-Burhane s’exprimant lors d’une conférence de presse à Khartoum, le 26 octobre 2021. Ashraf Shazly/AFP

26 avril 2019. Deux semaines à peine après la chute du dictateur soudanais Omar al-Bachir, le général Abdel Fattah al-Burhane – à la tête du Conseil militaire de transition (CMT) – le jure à la journaliste de la BBC qui l’interroge : l’armée n’a aucunement l’intention de prendre le pouvoir. « Nous sommes guidés par l’autorité du peuple, assure-t-il. Dès que nous serons convaincus que les nouvelles forces politiques sont en capacité de préserver la sécurité du pays, de mettre un terme au bain de sang et d’unir tous les Soudanais, nous quitterons complètement la scène. »

Parmi les révolutionnaires, personne ou presque n’est dupe. Depuis la seconde moitié du vingtième siècle, le pays a déjà vécu sous le joug de trois dictatures militaires. Certes, le soulèvement amorcé en décembre 2018 a écarté un autocrate des plus sanguinaires, aux commandes durant trente longues années et recherché pour crimes contre l’humanité et génocide. Mais les acteurs de cette mobilisation populaire inédite sont conscients que tête coupée n’est pas système qui tombe. Et la date du 3 juin 2019 leur confirmera la justesse de leur intuition. Ce jour-là, des hommes armés se faufilent dans les sit-in pour disperser les contestataires dans la violence. Le bilan est terriblement lourd : 127 morts, des centaines de blessés et de disparus. Malgré le déni du principal concerné, le massacre est largement imputé aux forces de soutien rapide à la solde du général Mohammad Hamdan Daglo, plus connu sous le nom de Hemetti. Sa renommée, il la doit en grande partie aux atrocités commises par sa milice dans la région du Darfour à partir des années 2000. Il est depuis 2019 le numéro deux au sein du CMT.

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En deux ans, jamais autant qu’aujourd’hui les deux comparses al-Burhane et Hemetti n’avaient eu matière à exulter. Le temps du compromis post-Bachir est définitivement enterré. La déclaration constitutionnelle signée en août 2019, par les militaires d’un côté et par les leaders du soulèvement regroupés au sein des Forces pour la liberté et le changement (FFC) de l’autre, appartient à une époque révolue. Tout comme la mise en place du Conseil de souveraineté transitoire – à majorité civile mais dirigé par les militaires – qui devait à terme remettre le pouvoir aux premiers. Les interlocuteurs civils du général Burhane au sein des autorités de transition – à commencer par le Premier ministre Abdallah Hamdok – ont été arrêtés le 25 octobre à leur domicile. Solennel et fidèle à une rhétorique fondée sur la distorsion des faits, le général Burhane est apparu à la télévision nationale pour déclarer l’état d’urgence et la dissolution des institutions naissantes. Un putsch qui ne dit pas son nom, même s’il a bien sûr garanti la mise en place avant le scrutin prévu en 2023 d’un nouveau gouvernement composé de « personnes compétentes », issues de forces politiques diverses. Sur le terrain, c’est un autre scénario qui se joue. À ceux qui, depuis cette annonce, se mobilisent massivement, appellent à la grève générale et à la désobéissance civile, les forces armées ne répondent que par des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc, des lynchages et des arrestations. Selon les chiffres du comité central des médecins soudanais, près de huit personnes sont mortes et 157 autres ont été blessées dans le cadre de la répression des manifestations à Khartoum depuis lundi. Le nouvel homme fort du pays a beau avoir justifié son coup de force par la crise économique, la nécessité de « rectifier le cours de la transition » ou encore la préservation du pays du risque de « guerre civile », il apparaît surtout comme le plus à même de la fomenter.

Dans la moyenne

Né en 1960 à Gandatu, dans un village situé au nord de Khartoum, le jeune Abdel Fattah a grandi dans une famille soufie avant d’étudier dans un collège de l’armée soudanaise, puis plus tard en Jordanie et en Égypte. Il semblerait qu’il ait fait la connaissance à l’académie militaire du Caire d’un autre Abdel Fattah, le futur général Sissi, qui succédera par le coup d’État du 13 juillet 2013 au premier président égyptien élu démocratiquement, Mohammad Morsi. Les relations extrêmement cordiales qu’entretiennent les deux hommes paraissent sceller le parallèle. S’il est possible que l’un puisse se reconnaître en l’autre, leurs pays respectifs ne traversent pas toutefois exactement les mêmes circonstances. « L’armée égyptienne, en dépit des problématiques qui sont les siennes, est une institution professionnelle et bien gérée. Elle n’a pas mené des guerres civiles dans son propre pays, tué son propre peuple, et elle assure l’ordre. Elle est respectée un minimum par la population », nuance Raga Makawi, rédactrice pour le African Arguments, associée à la Review of African Political Economy (Roape), et activiste soudanaise. « Au Soudan, l’armée a créé des tensions sociales et raciales dans les communautés qu’elle a infiltrées. Elle est l’ennemi numéro un. »

Au commencement de sa vie professionnelle, Abdel Fattah al-Burhane a brièvement servi comme attaché militaire à Pékin, avant de jouer un rôle de premier plan comme commandant de l’armée de terre puis d’être nommé inspecteur général de l’armée par Omar al-Bachir. Au lendemain de la déposition du dictateur, le ministre de la Défense renonce à ses fonctions et le place à la tête du CMT. Plus stratège qu’idéologue, le général comptait parmi les rares officiels de haut rang à être non islamiste au cœur du régime militaro-islamiste du raïs déchu. « Ce n’est pas un rustre. Ce n’est pas quelqu’un qui tire d’abord et pose les questions ensuite. Mais ce n’est pas un grand penseur non plus. Il est dans la moyenne des officiers qui ont fait leurs classes au Soudan », note Roland Marchal, spécialiste du Soudan et chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po Paris. « C’était l’un des paradoxes de la période Bachir. L’armée était restée une institution. Certes, il pouvait y avoir des promotions idéologiques, mais on ne gravissait pas les échelons en une bataille », poursuit-il, en précisant que le général restait, en dépit de son pragmatisme, « très empreint du fait qu’il représentait l’armée et que celle-ci devait avoir sa part du pouvoir ».

Enquête et argent

Or depuis plusieurs mois, les tensions entre civils et militaires n’ont fait que se renforcer, à mesure que se rapprochait la date butoir fixée par le gouvernement de Abdallah Hamdok pour la passation de flambeau entre le général Burhane et un civil à la tête du Conseil de souveraineté. Le 17 novembre devait ainsi être un jour symbolique qui marquerait l’avènement d’une direction civile, pour la première fois en plus de trente ans. Pour les forces armées cependant, l’aboutissement du processus transitoire soulevait d’emblée plusieurs enjeux, au premier rang desquels celui de la lutte contre l’impunité. Depuis quelque temps, nombre de dirigeants civils n’ont pas hésité à publiquement appeler à l’ouverture d’enquêtes sur les violations des droits humains et sur la corruption à grande échelle propre à l’ère Bachir. Une initiative qui, même si elle n’a pas encore porté ses fruits, a suscité une angoisse profonde et remis en question le sentiment d’immunité qui régnait jusque-là parmi les officiers supérieurs, Abdel Fattah al-Burhane inclus. Des craintes galvanisées par l’appel des civils à l’extradition de Omar al-Bachir à La Haye, siège de la Cour pénale internationale. Le général a toujours nié les accusations le concernant et a pu bénéficier de la visibilité d’acteurs pointés du doigt de manière plus explicite. Ainsi, il n’a pas fait, contrairement à Ahmad Haroun, ancien gouverneur de l’État du Kordofan, ou à Ali Kosheib, l’un des ex-chefs de la milice janjawid, l’objet d’une inculpation par la CPI. Malgré cette relative discrétion, l’homme est très loin d’être un inconnu au bataillon. « Il a joué deux rôles majeurs sous le règne de Bachir. Aux premiers jours de la guerre au Darfour, il était l’un des commandants les plus importants au sein des forces armées soudanaises dans la partie ouest de la région. Ses atrocités là-bas sont bien documentées par les communautés locales », souligne Raga Makawi. « Plus tard, dans le cadre de son ascension vers l’échelon supérieur du pouvoir militaire, il a été chargé de faciliter et de coordonner le déploiement des forces de soutien rapide de Hemetti au Yémen au profit de l’Arabie saoudite et de ses alliés », dit-elle.

Pour les forces armées, la transition vers un régime civil présente également un péril économique tant leur emprise est considérable sur de nombreux secteurs. Les forces armées jouent ainsi un rôle majeur dans l’extraction de l’or et dans son exportation vers Dubaï. « Durant la présidence de Bachir, elles ont été associées à la gestion de compagnies parapubliques et privées qui fonctionnaient largement grâce à une capitalisation publique, que ce soit dans le domaine militaire proprement dit, mais aussi dans l’import-export, dans l’agriculture, etc., analyse Roland Marchal. Or le gouvernement soudanais à la recherche d’argent se posait à haute voix la question de savoir pourquoi les militaires ne payaient pas de taxes et comment faire pour récupérer au pire les taxes et au mieux les compagnies. »

Diplomatie

Dans sa quête du pouvoir, le général Burhane a réussi à tirer profit des divisions et des dysfonctionnements au sein des FFC. Plusieurs factions politiques, dont d’anciens groupes rebelles, ont ainsi annoncé au début du mois la création d’une alliance distincte du principal bloc civil soudanais. On compte parmi eux l’Armée de libération du Soudan de Minni Minawi – qui a pu, grâce à Burhane, devenir gouverneur de la province du Darfour – et le Mouvement pour la justice et l’égalité de Jibril Ebrahim, ministre des Finances. Les deux hommes sont désormais rangés derrière le nouveau maître du pays et se sont même illustrés dans les jours précédant le coup d’État par l’organisation de manifestations et de sit-in devant les quartiers généraux des autorités de transition pour appeler à la chute du « gouvernement de la faim ». Une alliance historique entre ennemis d’hier, avec d’un côté Burhane et Hemetti et de l’autre les groupes rebelles qu’ils combattaient autrefois dans les régions du Darfour, du Nil bleu et du Kordofan du Sud, tous signataires de l’accord de Juba en octobre 2020. En filigrane, c’est un front commun qui semble s’étirer des marges vers le centre du pays pour mieux étouffer les aspirations démocratiques du soulèvement.

L’homme fort du Soudan peut également compter sur le soutien de l’axe tripartite égypto-saoudo-émirati et, dans une moindre mesure, sur celui de la Russie. « Depuis le début, l’Égypte et les Émirats sont en faveur d’une prise totale du pouvoir. Abou Dhabi a même semblé soutenir l’idée d’une prise de pouvoir milicienne. Mais cela ne peut pas convenir au Caire qui pense qu’avoir dans son arrière-cour une domination de la sorte pourrait être source de problèmes. Il a donc insisté pour que la façade au moins reste celle de l’armée régulière », avance Raga Makawi. Pour Le Caire, Khartoum a aussi l’avantage de tenir une ligne très dure et conforme à la sienne vis-à-vis de l’Éthiopie avec qui il s’écharpe depuis des années au sujet du barrage de la Renaissance.

Au cours de la période transitoire avortée, Burhane s’est distingué par la multiplication de ses initiatives diplomatiques sur la scène régionale, en contournant le ministre des Affaires étrangères. Une manière de construire sa stature de chef d’État en dopant sa légitimité en dehors des frontières soudanaises. La normalisation des relations de Khartoum avec Israël en a fourni l’exemple le plus emblématique, fruit de l’influence émiratie combinée à la perspective d’un retrait du pays de la liste américaine des États qui parrainent le terrorisme, avec à la clé la perspective d’un accès à une aide financière internationale cruciale.

Le général dispose aujourd’hui de plusieurs cartes et peut se prévaloir du soutien d’une petite partie de la société. « Il y a derrière lui à la fois beaucoup de gens de l’ancien régime qui ne sont pas forcément des islamistes, et des islamistes qui n’ont pas beaucoup d’espace politique et se retrouvent derrière les militaires dans l’espoir d’être cooptés. Tous les partis de la transition vont être marginalisés, or les militaires auront besoin de cadres civils, analyse Roland Marchal. Et puis on retrouve aussi quelques déçus de la transition. »

Mais le général Burhane n’est pas tout-puissant et sa marge de manœuvre est limitée par sa dépendance vis-à-vis de plusieurs protagonistes, et ses sponsors régionaux eux-mêmes sont désormais confrontés à la levée de boucliers de leurs propres alliés, dont Washington, Londres et Paris qui ont tous condamné le coup d’État. Sans compter que ses manœuvres compromettent les investissements dans le pays, alors que l’inflation s’élève à 400 % et que près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. La Banque mondiale a annoncé mercredi avoir suspendu ses programmes en faveur du Soudan. Un comble pour celui qui s’érige en sauveur national. Le général est en outre lié par l’alliance qu’il a bâtie avec les groupes rebelles ainsi qu’avec son partenaire mais rival Hemetti. Des acteurs qui, quand il ne s’agit pas de s’unir contre les civils, sont à couteaux tirés au sujet du contrôle de l’extraction des matières premières et des territoires. Surtout, Abdel Fattah al-Burhane doit composer avec une population qui lui est grandement hostile, s’est promis qu’aucun retour en arrière n’était possible et qui, à travers ses syndicats, ses forces politiques et ses comités de résistance, est bien disposée à lutter pour contrer le vent contre-révolutionnaire. Sur les réseaux sociaux comme dans les rues, à coup de hashtags mais surtout de tracts – puisque le régime prend désormais l’internet pour cible –, les opposants au retour en grande pompe des forces armées se mobilisent massivement pour organiser demain une « marche du million ».

26 avril 2019. Deux semaines à peine après la chute du dictateur soudanais Omar al-Bachir, le général Abdel Fattah al-Burhane – à la tête du Conseil militaire de transition (CMT) – le jure à la journaliste de la BBC qui l’interroge : l’armée n’a aucunement l’intention de prendre le pouvoir. « Nous sommes guidés par l’autorité du peuple, assure-t-il. Dès que...

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