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La ville sombre


Cela fait longtemps que le Liban se resserre autour de nous, lentement, fermement, comme un animal constricteur, un invisible et dangereux anaconda qui nous condamne à l’immobilité, la moindre velléité de mouvement provoquant de sa part un mouvement adverse. À ceux qui déplorent de loin la perte du formidable élan de la thaoura, nous n’avons pas d’autre réponse. Quelque chose nous a encerclés de l’intérieur et de l’extérieur, qui est peut-être aussi en nous. À aucun moment l’agressivité des escadrons antiémeute et celle des « gens » affiliés aux piliers du système n’ont intimidé les révoltés. Bien au contraire, plus il tombait de blessés, plus la colère montait et plus il se trouvait de camarades pour les venger. La misère déjà rampante avait fait place au plus bel élan de générosité de l’histoire contemporaine. On allait sur la place pour se nourrir, vendre des produits artisanaux, sentir l’épaule de l’autre, la chaleur de sa fraternité. La prévisible hémorragie subie par les banques qui ont répercuté leurs pertes sur les petits épargnants a quelque peu refroidi les élans. L’humiliation, le profond sentiment de trahison, la sourde panique de voir un rideau de fer s’abattre sur l’avenir proche ont été faciles à instrumentaliser. La montée en force de la pandémie et le confinement ont achevé de disperser la foule qui déjà ne savait plus qui accuser de ses nombreux malheurs. La double explosion du 4 août nous a laissés sans mots ni moyens qui soient à la hauteur de la catastrophe. À chaque étape, l’anaconda a rajouté un nœud et une spirale à son étranglement. Depuis, on ne compte plus. Les journées se perdent en vaines attentes. Le marché comme la productivité sont tributaires de l’essence : on travaille un jour sur deux. La vie se limite à courir après le minimum vital, le bonheur se limite à l’acquérir. Georges est parti le jour où ses jumeaux en bas âge se sont extasiés de voir l’électricité revenir. Il avait pour eux de plus hautes ambitions.


En arrivant dans la ville sombre, le plus navrant des spectacles est celui des chauffeurs de taxi. Dans tous les aéroports du monde, les transports sont organisés de la manière la plus naturelle. Les passagers attendent à la station et les voitures en rang avancent à tour de rôle pour les embarquer. À Beyrouth, c’est le bazar, le taxi à la criée. Les chauffeurs, garés n’importe comment, n’importe où, circulent entre les gens en hurlant « Taxi ! Taxi ! », ou bien les approchent individuellement pour proposer leur service. Mais pourquoi ? On se demande quelle science, quels moyens extraordinaires nécessiterait la mise en place d’un ordre basique qui éviterait cette cohue. La réponse est simple : dès l’arrivée, il faut comprendre que toute démarche qui paraîtrait évidente ailleurs est ici tributaire du dollar, du hasard, de l’aubaine ou du bon vouloir de quelqu’un, et le cercle tourne pour revenir au dollar puisque notre anaconda se mord aussi la queue. Et tant que cela durera, tant que rien ne sera organisé, tant que toute forme de discipline sera bannie pour mieux favoriser le marché pyramidal des passe-droits, failli ou pas, le Liban ne sera jamais un État.


Elle sombre, la ville sombre. La lumière la fuit. Il ne s’agit pas ici uniquement, trivialement, d’électricité. Il s’agit de forces vives, d’esprits éclairés, de jeunesse, d’espérance, de joie profonde. Il s’agit du désir de faire rayonner ce pays à partir de ses rivages et pas seulement dans ce lointain où l’on s’en lave et se désintoxique. Il s’agit de ce changement que nous avons perçu, qui était presque à portée de main et qui nous a échappé, sans doute parce que nous n’y étions pas préparés, pas encore. Mais ce n’est pas une raison pour y renoncer. Nous savons à quel point le système est pourri. Nous savons de quoi sont capables ceux qui en profitent pour faire durer le pourrissement et la pourriture dont ils se gavent. Nous savons aussi à quel point est laborieux le chemin qu’il reste à parcourir, non seulement pour changer les figures d’un autre temps qui prétendent nous gouverner avec un esprit neuf, mais aussi l’administration qui est l’hydre véritable. Tout est rongé. Il suffirait pourtant, peut-être, de commencer par aligner les taxis à l’aéroport, une petite chose de cet ordre, pour triompher de la gabegie mangeuse d’avenir. Tuons-le, cet anaconda ! Les cercles peuvent être vertueux.

Cela fait longtemps que le Liban se resserre autour de nous, lentement, fermement, comme un animal constricteur, un invisible et dangereux anaconda qui nous condamne à l’immobilité, la moindre velléité de mouvement provoquant de sa part un mouvement adverse. À ceux qui déplorent de loin la perte du formidable élan de la thaoura, nous n’avons pas d’autre réponse. Quelque chose nous a...

commentaires (5)

Chère madame Abou Dib, ne pourriez-vous pas , vous qui écrivez si bien, nous donner de temps en temps une lueur d'espoir? J'ai la nostalgie de vos magnifiques articles sur la vie à Beyrouth (certes avant la crise), que je guettais chaque jeudi.

Politiquement incorrect(e)

19 h 21, le 23 septembre 2021

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Commentaires (5)

  • Chère madame Abou Dib, ne pourriez-vous pas , vous qui écrivez si bien, nous donner de temps en temps une lueur d'espoir? J'ai la nostalgie de vos magnifiques articles sur la vie à Beyrouth (certes avant la crise), que je guettais chaque jeudi.

    Politiquement incorrect(e)

    19 h 21, le 23 septembre 2021

  • Tous ceux qui croient toujours dans les bonnes intentions de la contestation ,et surtout ses meneurs avides de remplacer ceux qu'ils fustigent, sont des enfants de chœur. Ôte toi que je m'y mette !!!

    Hitti arlette

    09 h 54, le 23 septembre 2021

  • Ce gouvernement a peine formé est déjà flingué !! Merci de lui laisser quelques jours pour agir.

    Bassam Youssef

    09 h 41, le 23 septembre 2021

  • Chère Fifi, Le changement nous a semblé à portée de main, mais en fait il n’y était pas. Il est vrai que les premiers jours de la thaoura ont mis en lumière des personnes extraordinaires aux ambitions séduisantes. Mais, non seulement le système est pourri, mais le substrat l’est aussi. Il faudra s’habituer à parler à la première personne du pluriel et non à la 3ème personne. Dans la Bible, Dieu, ne voyant qu’il n’y avait rien de bon à faire, a livré Sodome et Gomorrhe au feu et au soufre, et a demandé à Loth et à sa famille de quitter sans se retourner. Et la femme de Loth qui a quand même voulu regarder en arrière s’est transformée en statue de sel. A bon entendeur, Salut !

    Sahakian Krikor

    07 h 48, le 23 septembre 2021

  • À l'aéroport c'est une mafia qui règne sur les taxis et qui les oblige à passer par un parking pour payer une sorte de taxe qu'on peut assimiler à du racket et qui bénéficie paraît-il à un certain homme politique bien en vue.

    Georges Airut

    02 h 44, le 23 septembre 2021

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