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Monde - Récit

Aux États-Unis, comment Arabes et musulmans ont payé le prix du 11-Septembre

L’onde de choc des attentats fait office de catalyseur, mais l’histoire tourmentée des Arabo-musulmans américains débute beaucoup plus tôt, dans les années 1970, alors que la menace jihadiste en est encore au stade embryonnaire.

Aux États-Unis, comment Arabes et musulmans ont payé le prix du 11-Septembre

Un groupe de musulmans rassemblés lors d’une manifestation au pied de la Trump Tower, à New York, le 20 décembre 2015. Kena Betancur/AFP

6 octobre 2001, à 300 kilomètres au sud-est de San Francisco, dans un village californien d’à peine 25 000 âmes. Il est sept heures du matin. Abdo Ali Ahmed, un Américain d’origine yéménite, ouvre sa petite supérette comme à son habitude. Quelques jours plus tôt, une menace de mort griffonnée à la va-vite avait atterri sur les vitres de son échoppe. Il l’avait déchirée sans s’attarder dessus, ayant jugé inutile de prévenir la police, expliquera plus tard la famille. L’homme de 51 ans sera abattu dans l’après-midi d’une balle à bout portant derrière son comptoir. Les autorités locales évoquent un crime haineux, mais les coupables ne seront jamais retrouvés.

À New York, les ruines des tours jumelles qui se sont écroulées quelques semaines plus tôt lors du double attentat sont toujours branlantes. Les images apocalyptiques des vols commerciaux détournés, s’écrasant successivement dans les bâtiments nord et sud du

World Trade Center le 11 septembre, hantent les esprits. Le pays tremble à l’unisson, puis tente de se ressaisir avec un discours combatif. Mais derrière les déclarations solennelles, la vitrine d’union nationale se fissure et, pour colmater les plaies, des pans entiers de la population seront mis au ban de la société. Désormais, ce sera « eux » contre « nous ». Abdo Ali Ahmed est l’un des personnages tragiques de cette histoire qui se joue dans les coulisses des États-Unis post-11-Septembre. C’est le récit périphérique de dizaines de milliers d’étrangers et d’Américains d’origine étrangère pris entre deux feux. Arabes, musulmans, sikhs et d’autres populations originaires d’Asie du Sud-Est deviennent alors les boucs émissaires de cette colère collective qui semble avoir besoin de visages, de corps et de figures ennemies où se vider. « Backlash killing », disent à l’époque certains médias locaux.

Agents dormants

Dans la presse, la rubrique des faits divers ne s’attarde pas longtemps sur ces meurtres, qui deviennent rapidement des phénomènes commentés par les spécialistes, documentés par les historiens et décryptés par les politologues. Au cours de l’année 2001, les crimes haineux contre les musulmans augmentent de 1 700 %, estime un rapport publié par Human Rights Watch l’année suivante. La « guerre contre le terrorisme », comme avant elle la « guerre contre la drogue » dans les années 1970, entreprend de « discipliner des populations », remarque Louise Cainkar, professeure de sociologie à l’Université Marquette (Wisconsin). Hier les pauvres et les Noirs, premières populations ciblées par la lutte contre le trafic de stupéfiants, aujourd’hui les Arabes et les musulmans. Mais depuis le 11 septembre 2001, quelque chose a changé. Les modalités d’exécution sont différentes : des méthodes systématiques, « sophistiquées et pointues », qui n’ont jamais été observées auparavant font désormais de la surveillance « une discipline d’expertise à part entière aux États-Unis », explique Louise Cainkar.

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Pour ou contre Washington ? Là n’est pas la seule question

Arrestations arbitraires, torture, détentions indéterminées sans inculpation, déportations, surveillance, espionnage, violences physiques, agressions verbales, durcissement de la politique migratoire et création du département de « Homeland Security » : la liste des procédés utilisés est connue. D’autres tactiques, plus difficiles à labelliser et moins familières du grand public, incluent la méthode dite de l’« entrapment », qui consiste à prendre au piège des jeunes – arabes, musulmans qui sont parfois aussi noirs – en les poussant à commettre des opérations terroristes, via des indics recrutés par le FBI pour les enrôler, afin de les poursuivre en justice. Le Patriot Act, voté moins d’un mois après les attentats, est le socle juridique permettant à beaucoup de ces dispositifs d’exister sur le plan légal.

À partir de 2001, le département des renseignements de la police de New York (NYPD) met en place un programme de recensement, de surveillance et de profilage des musulmans dans quatre États (New York, New Jersey, Pennsylvanie et Connecticut). Toutes les mosquées sont répertoriées dans un rayon de 160 kilomètres aux alentours de la « Big Apple ». Base de données, infiltrations, espionnage… Il faut s’attaquer à cette « menace de l’intérieur » (homegrown threat), explique un rapport de la NYPD en 2007. Les choses sont dites : les musulmans, et par extension les communautés qui leur sont associées, sont des agents dormants, des corps venus de l’extérieur susceptibles de se réveiller à tout moment.

D’autres retombées, sociales ou économiques, sont plus difficiles à mesurer. « Les Arabes sont intégrés aux Blancs dans les sondages nationaux, ce qui fait que certaines données font défaut, notamment en ce qui concerne le niveau de discrimination après le 11-Septembre », remarque Sally Howell, professeure d’histoire et directrice du centre des études arabes-américaines à l’université du Michigan, qui se souvient que l’« on pouvait se voir refuser un travail à cause d’une origine arabe ». Mais si les chiffres manquent, les récits, eux, abondent. Sirine Chebaya est arrivée du Liban aux États-Unis en 2000, un visa d’étudiante en poche. Elle n’a pas oublié comment les attentats de 2001 ont bouleversé son rapport à son identité et au pays d’accueil. « Les gens ont commencé à me poser des questions, du genre “pourquoi est-ce qu’ils nous détestent”, comme si j’étais censée comprendre de quoi il s’agit et fournir une explication », se souvient la jeune femme. « Le simple fait de venir d’un pays arabe était suffisant à leurs yeux pour m’associer à “l’un d’eux” », poursuit-elle.

Opération « Boulder »

L’onde de choc provoquée par le 11-Septembre fait office de catalyseur, mais l’histoire tourmentée des musulmans et des Arabes américains ne commence pas en 2001. Elle débute beaucoup plus tôt, alors que la menace jihadiste n’existe pas encore. En 1972, l’opération « Boulder » mise en place par le président Nixon est le premier programme de surveillance massif conçu pour garder un œil sur les populations arabes, notamment dans les campus américains. Dans le même temps, l’attribution de visas pour toute personne portant un nom à consonance arabe est soumise à un programme de vérification spécifique. À l’époque, Abdeen Jabara est président de l’Association of Arab-American University Graduates, l’unique organisation communautaire présente au niveau national. Américain d’origine libanaise, lui-même mis sur écoute par le FBI, il est l’un des premiers à se mobiliser pour dénoncer et combattre devant la justice ces méthodes de surveillance dont le grand public n’a pas encore eu vent. « La surveillance des Arabes n’avait alors rien à voir avec la religion, mais était en lien avec l’activité politique : c’est la différence principale avec l’époque post-9/11 », se souvient l’avocat.

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Qu’a changé le 11-Septembre ?

L’opération « Boulder » débute en 1972, peu de temps après l’assassinat d’athlètes israéliens par un commando palestinien aux Jeux olympiques de Munich, et quelques années après la guerre israélo-arabe de 1967. Le président Nixon, élu en 1969, avait été au premier rang des tensions israélo-américaines durant la crise de Suez, en 1956, alors qu’il était encore vice-président. Et contrairement à ses prédécesseurs, il ne dispose pas, lors de son accession à la Maison-Blanche, du soutien de la communauté juive américaine, qu’il cherche donc à courtiser. À Washington, la suspicion se cristallise autour de ces « militants de la cause palestinienne », explique Abdeen Jabara, au sujet desquels les autorités savent alors très peu de chose, mais qu’elles cherchent à contenir coûte que coûte. Des organisations juives basées aux États-Unis, comme l’Anti-Defamation League, « collectent des informations sur ces militants, arabes et non arabes », qu’elles transmettent ensuite au FBI jusque dans les années 1990. « Différents groupes sont observés par les renseignements, mais la grande différence est que la surveillance des Arabes était faite au service d’un pays étranger, Israël », avance Abdeen Jabara. C’est dans ce contexte que le cas des « LA 8 », en 1987, défraie la chronique. Huit étudiants, dont sept militants palestiniens et une Kényane, sont arrêtés au milieu de la nuit dans leurs maisons en Californie par des agents du FBI. Le gouvernement tente de les déporter, utilisant diverses charges, avant qu’un jugement mette un point final à l’affaire en 2007, reconnaissant le motif exclusivement politique de cette chasse aux sorcières qui aura duré 20 ans.

La menace verte

Durant la décennie qui précède les attentats du World Trade Center, les méthodes de l’opération « Boulder » continuent d’être appliquées. « Si l’ampleur de l’attention médiatique et de la surveillance est inédite après 2001, le fait que cela ait lieu était déjà normal pour les personnes concernées », souligne Sally Howell. L’identification de la figure ennemie, en interne, évolue également au rythme de la politique étrangère des États-Unis. La révolution iranienne de 1979 avait commencé à diffuser la peur de la « menace verte », jouant un rôle dans l’islamophobie rampante des années 1980. Mais c’est la chute de l’empire soviétique, en 1990, et les changements de priorités à Washington, désormais plus tournées vers le Moyen-Orient, qui conduisent à une focalisation sur le danger islamiste.

En avril 1995, l’attentat d’Oklahoma City fournit un état des lieux du pays à la veille du 11-Septembre. « À l’époque, je travaillais à l’Arab Community Center for Economic and Social Services à Dearborn, et nous avons appris la nouvelle parce que les médias ont commencé à appeler notre directeur pour recueillir des commentaires. Tout le monde a supposé que l’auteur était musulman », raconte Sally Howell. Les autorités reçoivent plus de 200 plaintes d’agressions, de harcèlement et de menaces perpétrés à l’encontre de citoyens américains arabes et/ou musulmans à la suite de l’attaque. L’enquête montrera que cette dernière a été commise par un vétéran de l’armée américaine, un certain Timothy McVeigh. Mais l’association entre islam et « terrorisme » est déjà dans tous les esprits. Alors que « jusque dans les années 60, les Arabes étaient plus ou moins invisibles », note Sally Howell, la généralisation des représentations négatives des Arabes et musulmans permet de justifier des choix répressifs. Ces derniers « sont “racialisés”, une méthode répandue aux États-Unis qui permet de discréditer certaines populations afin de rallier du soutien », explique Louise Cainkar. Ce contexte crée une « atmosphère de peur », remarque Abdeen Jabara, mais aussi un récit national porteur de sens pour l’opinion publique : au sein de l’imaginaire collectif ainsi créé, tous les Abdo Ali Ahmed du pays seront à « neutraliser ».

Sous les présidences Bush et Obama, des efforts sont cependant déployés pour sauver les apparences et maintenir un discours inclusif à l’égard des musulmans. « Tant qu’ils soutenaient la guerre, ils étaient inclus, nous avions par exemple des généraux arabes-américains dans l’armée », remarque Sally Howell. Mais le paroxysme de l’islamophobie d’État est atteint en 2017, lorsqu’un décret présidentiel signé par Donald Trump bloque l’entrée sur le territoire américain des citoyens de plusieurs pays musulmans. Mais c’est aussi cet environnement de plus en plus ouvertement hostile qui pousse les populations arabes et musulmanes à coordonner leurs réponses, à investir dans des organisations communautaires et à faire entendre leurs voix. Au sein du Parti démocrate, de nouvelles voix n’hésitent plus à revendiquer leurs origines ou leur religion et critiquent cette Amérique dont le racisme a été exacerbé au lendemain du 11-Septembre. Elles s’appellent Rashida Tlaieb ou Ilhan Omar. Elles incarnent l’arrivée à maturation d’une nouvelle génération et, avec elle, d’une nouvelle ère.

6 octobre 2001, à 300 kilomètres au sud-est de San Francisco, dans un village californien d’à peine 25 000 âmes. Il est sept heures du matin. Abdo Ali Ahmed, un Américain d’origine yéménite, ouvre sa petite supérette comme à son habitude. Quelques jours plus tôt, une menace de mort griffonnée à la va-vite avait atterri sur les vitres de son échoppe. Il l’avait déchirée...

commentaires (2)

Elles s’appellent Rashida Tlaieb ou Ilhan Omar. Elles incarnent l’arrivée à maturation d’une nouvelle génération et, avec elle, d’une nouvelle ère. Vous plaisantez, nest-ce pas ?

SATURNE

16 h 28, le 11 septembre 2021

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Commentaires (2)

  • Elles s’appellent Rashida Tlaieb ou Ilhan Omar. Elles incarnent l’arrivée à maturation d’une nouvelle génération et, avec elle, d’une nouvelle ère. Vous plaisantez, nest-ce pas ?

    SATURNE

    16 h 28, le 11 septembre 2021

  • Je ne parle que de la France , mais si les Musulmans de France exprimaient leur colère après chaque attentat islamiste le reste des Français ne les regarderait pas avec suspicion

    yves gautron

    11 h 16, le 11 septembre 2021

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