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Lifestyle - La carte du tendre

Le contentement est un trésor inépuisable

Le contentement est un trésor inépuisable

Une propriété familiale à Khaldé au début des années 1920. Coll. Georges Boustany

Les anciens de mon village de Jiyé racontent une anecdote qui dit à peu près ceci : lorsque le bon Dieu a confié la terre aux hommes, il leur a précisé : « Je vous donne les trois quarts de mon domaine. » La réponse des hommes a été la suivante : « Et à qui avez-vous donné le quart restant ? »

Au-delà de la sagesse populaire qui stigmatise ainsi la cupidité, il y a dans ces mots le diagnostic de tout le mal dont nous souffrons aujourd’hui, car ceux qui président à nos destinées et leurs thuriféraires continuent de vouloir toujours plus de lait alors que la vache est morte.

Voici une partie du territoire biblique que Dieu nous a confié : une plaine généreuse qui embrasse la mer, des arbres fruitiers à perte de vue, un ciel de début d’été que ne trouble pas encore la couche d’humidité tapie à l’horizon. C’est un morceau d’éden non loin de Beyrouth où une famille s’est fait construire une maison de pierre à tuiles rouges, un kasr, comme l’appellent probablement les riverains. À gauche, il y a cette bâtisse plus ancienne et plus fruste dénuée de toiture : l’évolution architecturale entre les deux bâtiments signe l’ascension sociale et l’ouverture sur l’extérieur, et pour mieux affirmer sa réussite, le propriétaire a entouré sa demeure d’un porche d’entrée qui a dû lui coûter un bras, couronnant comme un diadème une clôture de fer forgé à l’européenne. Et, pour accéder à ce domaine, il s’est payé cette allée bordée de colonnes de pierre qui n’est pas sans rappeler les ruines romaines qui jalonnent les plus beaux sites archéologiques du Liban. Il y a même quelque chose de franc-maçon dans ces miniobélisques curieusement posés sur des boules de pierre surmontant les chapiteaux : le propriétaire n’est assurément pas dénué de culture, mais probablement aussi de connexions en haut lieu, dans ce Liban placé depuis peu en liberté surveillée sous mandat français.

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À quatre kilomètres de l’épicentre, l’hôtel Phoenicia

Elle est belle, la lumière du Liban. Sous le soleil vertical, les herbes folles achèvent de sécher. Çà et là, on aperçoit les essences qui font toute la générosité de notre pays : des orangers, des oliviers, deux ou trois figuiers ; plus loin, s’élevant largement au-delà des tuiles, un bel eucalyptus dont les feuilles doivent fredonner aux oreilles du vent. Au fond, séparant la villa de la mer, des agrumes à perte de vue : la production sera envoyée en France où l’on est très friand des oranges dont on connaît depuis longtemps les vertus thérapeutiques et qui feront la joie des petits à Noël.

L’homme a garé sa voiture, dont on aperçoit un morceau de roue et de pare-boue, à l’extrême droite. Curieusement, la caméra est placée en hauteur, au niveau des boules sur les chapiteaux : sans doute pour dévoiler la vue de la maison et plus loin jusqu’à la mer. On dirait que la caméra est posée sur un autre véhicule : les grands moyens ont été utilisés pour produire une vue panoramique de cette propriété. Il est fort possible qu’il s’agisse d’une photo commandée par le riche propriétaire et que cette prise en particulier ne soit qu’un essai avant la photo finale. À l’appui de cette hypothèse, l’homme en question ne semble pas s’embarrasser d’une pose étudiée : il est là avec ses chaussures poussiéreuses, ses vêtements froissés comme les Alpes, un pantalon mal ajusté et, surtout, il a ôté son tarbouche alors qu’il aurait dû le porter pour la prise de vue. Il s’est même payé le luxe de cligner des yeux, probablement ébloui par un soleil trop ardent.

Huis clos d’une insupportable cruauté
Le résultat est en tout cas un petit hommage au paradis perdu qu’est notre pays. On y respire le même air pur depuis la Création. Tout semble immobile ; le temps est suspendu au balancier d’une horloge arrêtée. S’il est vrai que toute photographie est une milliseconde figée pour l’éternité, il y a ici un paysage que l’on imagine inchangé depuis des siècles et que rien ne semble devoir troubler pour les mille ans à venir.

Et pourtant. Encore plus que pour la plupart des zones côtières du Liban aujourd’hui saccagées, celle-ci a connu un massacre en règle. Vous vous demandez peut-être ce que j’attends pour vous dire où nous sommes : c’est sans doute parce que la vérité fait mal. Voici ce qu’était Khaldé il y a cent ans.

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Dernière « sobhiyé » avant le départ

Un des plus illustres anciens résidents de ce village n’est autre que feu l’émir Magid Arslane, dont on aperçoit de nos jours, non loin de là, une statue équestre portant le drapeau libanais et qui donne l’impression de se diriger vers l’aéroport et au-delà vers Beyrouth ; on dirait qu’il part en guerre contre l’invasion des pistes immenses, le crime du dépotoir du Costa Brava, la destruction d’un village millénaire où il reste quelques ruines byzantines, l’invasion anarchique du béton qui a transformé Khaldé et ses plages de sable doré en banlieue hideuse. On imagine quelle peine aurait eue ce père de l’indépendance de voir ce qu’est devenu son village, désormais carrefour d’autoroutes où l’on cuit dans les embouteillages, sous le même soleil que sur cette photo, à cause d’empiétements illégaux sur la voie publique. Depuis le tournant de ce siècle, Beyrouth a englouti Khaldé et plus loin Naamé, et regarde maintenant du côté de Damour avec avidité : il reste le dernier quart à dévorer.

Le Liban est un paradis offert à des tribus qui s’entre-déchirent à intervalles presque réguliers. Des tribus dont certains chefs n’hésitent pas à s’acoquiner avec des étrangers, au nom d’une religion commune ou de quelque autre affinité d’origine ou de langue, pour y puiser du renfort contre leurs propres compatriotes. C’est ainsi depuis trop longtemps : le paradis a décidément des charges de copropriété inabordables.

De ce Liban désormais transformé en enfer, ceux qui peuvent se le permettre fuient pour des cieux moins menaçants. Ne restent que les bourreaux et leurs victimes, dans un huis clos que même Sartre aurait trouvé d’une insupportable cruauté.

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les Éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible au Liban à la librairie Stephan et mondialement sur www.BuyLebanese.com


Les anciens de mon village de Jiyé racontent une anecdote qui dit à peu près ceci : lorsque le bon Dieu a confié la terre aux hommes, il leur a précisé : « Je vous donne les trois quarts de mon domaine. » La réponse des hommes a été la suivante : « Et à qui avez-vous donné le quart restant ? »
Au-delà de la sagesse populaire qui stigmatise ainsi...

commentaires (6)

Ce que jaime aussi dans les articles de Georges Boustani cest les commentaires qu'ils provoquent...aussi sympa a lire...

Jack Gardner

20 h 44, le 07 septembre 2021

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • Ce que jaime aussi dans les articles de Georges Boustani cest les commentaires qu'ils provoquent...aussi sympa a lire...

    Jack Gardner

    20 h 44, le 07 septembre 2021

  • Khaldé, pour un vieux Libanais, fait penser immédiatement au naufrage du Champollion le 22 décembre 1952 par un temps exécrable, à 600 mètres du rivage de Khaldé, qui a causé la mort de 17 personnes. Le naufrage est célèbre aussi par l'héroïsme des 3 frères Baltagi qui ont sauvé au total plus de 150 personnes à l'aide de leur petite embarcation.

    Un Libanais

    18 h 42, le 05 septembre 2021

  • Ouf, enfin quelqu’un nous rappelle combien le Liban est beau. Et le béton n’a pas tout bouffé. Des amis français qui m’ont accompagnée lors de mon dernier séjour ont été frappés de voir comme Beyrouth est « vert »: des arbres partout à Achrafieh, à Clémenceau…

    Marionet

    09 h 26, le 05 septembre 2021

  • Prendre en compte l'explosion démographique. Il y a au Liban, chez beaucoup, une inclination a la reproduction en quantité. Il fallait bien loger tout ce monde. Alors l'environnement vous savez... Et maintenant il faut tous les nourrir aussi!

    Mago1

    03 h 43, le 05 septembre 2021

  • Merci de nous faire rêver. J’adore rêver. Hier encore j’ai rêvé que j’avais inventé une machine à remonter le temps. Le hazard des manipulations des diverses manettes m’ont propulsé en mai 1934 à Haret Hreik. Je déambulais dans les ruelles fleuries et parfumées par le jasmin bleu printanier qui abonde en cette saison. Le quartier, bien que modeste, respirait le bien-être et la joie de vivre. Un homme élégant m’aborda. Il semblait nerveux, comme s’il avait perdu quelque chose. "Bonjour monsieur, vous avez l’heure s’il vous plaît ?" Me demanda-t’il. Je jetai un coup d’œil rapide sur ma Swatch, inventée quelques décennies plus tard. Les montres peuvent-elles traverser le temps, me demandais-je? Elle marquait 17 heures 13. "Il est cinq heures et quart", lui répondis-je. "Oh la la se lamenta-t-il. J’ai un rendez-vois galant dans un quart d’heure et je n’ai pas pris mes préservatifs". Je fouillai discrètement mes poches. Là, dans ma poche revolver, un sachet de Durex. "Voilà monsieur, cadeau". Il se confondit en remerciements, et s’en alla précipitamment, non sans me glisser sa carte dans le creux de ma main. Une carte toute simple, avec juste un nom dessus: Naïm Aoun. Et le réveil sonna, et je me réveillis :-(

    Gros Gnon

    20 h 06, le 04 septembre 2021

  • Si j'ai bien compris cette photo est ou pour l'instant se trouve l'aeroport de Beyrouth. Car Khaldé est depuis 1954 donc 30 annees apres cette photo l'endroit de Beirut International Airport qui remplacait l'ancien Bir Hassan Airfield. Quand j'etais en vacances au Liban j'ai remarque qu'en fait Beyrouth est petit et que l'aeroport est a distance de promener de centre ville mais pourtant c'est un embouteillage totale de voitures ce qui est en theorie pas du tout necessaire vu les distances petites.

    Stes David

    13 h 38, le 04 septembre 2021

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