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Lifestyle - La carte du tendre

À quatre kilomètres de l’épicentre, l’hôtel Phoenicia

À quatre kilomètres de l’épicentre, l’hôtel Phoenicia

Quatre mannequins lors d’un défilé de maillots de bain, hôtel Phoenicia, 1975. Coll. Georges Boustany

L’annonce est parue la semaine précédente dans L’Orient-Le Jour : « Ce jeudi 10 avril à 18h30, aura lieu à l’hôtel Phoenicia la présentation de la prestigieuse collection 75 des maillots de bain Tropic de Boléro, Warner, Canat, Imec et des body Miss Helios. L’invitation est à retirer dans les magasins Warner-Zahar à Beyrouth (Souk Tawilé et Furn el-Chebback) ou à Tripoli (rue el-Mina). » La photo a probablement été prise le même jour avant le défilé : nous sommes sur la terrasse en mosaïque du palace le plus prestigieux de Beyrouth. À la droite du photographe, il y a la piscine ovale, rendue célèbre par ses cinq vitres immergées donnant directement sur le bar « Sous la mer » situé en-dessous, d’où les vrais et faux journalistes peuvent refaire le monde en se rinçant l’œil.

Ces quatre filles seventies jusqu’au bout des ongles, à la plastique douloureusement irréprochable, nous viennent de France. La mode n’est plus au flower power, mais il en reste des réminiscences sur ces bikinis qui dévoilent par ailleurs des hanches à damner un milicien. L’ovale du visage est souligné par les cheveux lisses et les foulards serre-têtes imprimés. Le look serait incomplet sans les colliers rouge et jaune orangé, les boucles d’oreilles argentées mais surtout, surtout, les sourcils réduits à une simple ligne à la Marlene Dietrich : en ces années 1970 souffle le vent de folie des années vingt, et comme à l’époque, le délire va être brutalement interrompu par la crise économique. On s’attardera encore sur le bleu du fard à paupières, toujours en vogue depuis Liz Taylor et son rôle de Cléopâtre douze ans auparavant, et sur les lunettes de soleil portées en cette même année 1975 par Jackie O. Enfin, nos belles chaussent des mules de cuir et bois à talons carrés, rejetons fin de race de l’époque hippie : des talons de la même dimension se retrouveront sur la version masculine en cuir noir que l’on apercevra le dimanche suivant sur les premières images de la guerre civile libanaise, derrière des barricades de fortune. Oui, nous sommes à trois jours des incidents de Aïn el-Remmaneh qui vont constituer le point de départ d’une hécatombe de quinze ans. Quatre kilomètres séparent l’hôtel Phoenicia de l’épicentre de la secousse qui va finir par le détruire dans quelques mois.

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Dernière « sobhiyé » avant le départ

Le palace est tellement célèbre à l’époque qu’on oublie qu’il n’a été inauguré que treize ans auparavant, le 31 mars 1962. Premier établissement au Moyen-Orient de la chaîne InterContinental fondée par la Pan American Airways, il a été construit par la Société des grands hôtels du Liban (SGHL) sous la présidence d’un visionnaire, Nagib Salha. Conçu par Edward Stone sur un podium qui lui donne une élégance aérienne, orné de claustras qui le rendent immédiatement reconnaissable, il a été exécuté par deux de nos plus brillants architectes : le premier est Ferdinand Dagher, à qui l’on doit l’Hôtel Biarritz et, plus tard, la base navale de Jounieh et la Maison de l’artisan de Aïn el-Mreissé. Le second est Rodolphe Élias, qui a conçu l’hôtel Normandy et l’Hôtel des postes. Élias est également le père des silos de Beyrouth ;

la même explosion qui va détruire ces derniers, le 4 août 2020, va gravement endommager le Phoenicia pour la troisième fois de sa courte vie.

Archives dispersées aux quatre vents

Né à Ras el-Metn en 1908, Salha est revenu d’Arabie saoudite auréolé de succès à l’issue d’une carrière fulgurante dans le ministère des Finances, où il a obtenu une renégociation du contrat de l’Aramco en faveur des Saoudiens. Amoureux de son pays d’origine qu’il veut placer sur la carte des grands palaces internationaux, il se lance dans le projet du Phoenicia à une époque où le Liban n’est encore qu’une destination touristique confidentielle. D’abord doté d’une tour de 300 chambres rapidement arrivée à saturation, le Phoenicia s’élargira dès 1968 sur le terrain adjacent avec la tour B de 22 étages dessinée par Philippe Karam et largement inspirée du style de Stone. Devenu l’adresse incontournable des événements mondains, il accueillera à partir des années 1970 les défilés de mode et autres lancements de collections saisonnières. Ces événements vont se poursuivre encore quelques semaines après le 13 avril 1975 : à l’époque comme aujourd’hui, les Libanais pouvaient s’entretuer dans un quartier tout en faisant la fête à quelques rues de là, dans le plus parfait déni de la réalité.

Au moment où cette photo est prise, le Phoenicia est l’icône du tourisme d’affaires et de loisirs au Liban. Il est doté d’un ciné-théâtre polyvalent, d’une salle de bal, du bar sous la piscine, d’une des plus célèbres boîtes de nuit de l’époque, « Le paon rouge », où se produit Nadia Gamal, et de quatre restaurants dont un baptisé « L’âge d’or », comme un ultime clin d’œil à cette période qui s’achève.

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Une sauvage de Beyrouth

Si l’hôtel, miraculeusement ressuscité en l’an 2000 grâce au travail acharné des fils de Nagib Salha, Mazen et Marwan, a une histoire digne d’un magnifique ouvrage*, cette photo en a une autre : elle a appartenu à un journaliste talentueux injustement tombé dans l’oubli, Jean Diab, un pilier de la défunte Revue du Liban durant un demi-siècle. Diab est parti sur la pointe des pieds en 2014 et ses archives inestimables ont été dispersées aux quatre vents : s’y côtoient tous ceux qui ont compté à cette époque dans la politique, les arts et les lettres. Cette diapositive faisait curieusement partie d’un ensemble de portraits de politiciens libanais aussi laids que ces quatre grâces sont belles. J’aurais aimé pouvoir écrire que la beauté l’a emporté sur la laideur, mais c’est le contraire qui s’est produit. Et aujourd’hui comme à l’époque, Libanais qui pleurent et Libanais qui rient cohabitent toujours dans un mouchoir de poche où l’on danse au bord d’un gouffre dissimulé sous un ciel radieux.

*« Le Phoenicia, un hôtel dans l’Histoire » de Tania Hadjithomas Mehanna, éd. Tamyras, 2012.

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène, toutes les deux semaines, visiter le Liban du siècle dernier à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible au Liban à la Librairie Stephan et mondialement sur www.BuyLebanese.com

L’annonce est parue la semaine précédente dans L’Orient-Le Jour : « Ce jeudi 10 avril à 18h30, aura lieu à l’hôtel Phoenicia la présentation de la prestigieuse collection 75 des maillots de bain Tropic de Boléro, Warner, Canat, Imec et des body Miss Helios. L’invitation est à retirer dans les magasins Warner-Zahar à Beyrouth (Souk Tawilé et Furn el-Chebback) ou à Tripoli...

commentaires (2)

Rectificatif : A noter que "La Maison de l'Artisan" de Aïn el-Mreissé est l'oeuvre de l'architecte Jacques Aractingi et non de Ferdinand Dagher . Merci de votre compréhension !

Aractingi Jean-Marc

19 h 38, le 14 août 2021

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Commentaires (2)

  • Rectificatif : A noter que "La Maison de l'Artisan" de Aïn el-Mreissé est l'oeuvre de l'architecte Jacques Aractingi et non de Ferdinand Dagher . Merci de votre compréhension !

    Aractingi Jean-Marc

    19 h 38, le 14 août 2021

  • Il est regrettable de constater que OLJ exclu la possibilité des commentaires dans leurs tout derniers articles politique cruciaux qui concernent les conflits actuels dans un pays aux portes du gouffre.

    DRAGHI Umberto

    18 h 30, le 14 août 2021

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