Une jeune fille se présente chez le vénérable « istez » et lui annonce que son directeur de projet de diplôme, un ancien élève du maître, lui a recommandé d’aller le voir pour recueillir les meilleurs conseils qu’elle puisse avoir de quiconque pour son projet. « C’est gentil de sa part », répondit le maître sans avoir la moindre idée de qui il s’agissait. « Je rêve de devenir architecte », ajouta l’étudiante. « C’est une garantie de faire un bon mariage », se permit de commenter le maître. Quelque peu décontenancée, la jeune fille lui dit quand même qu’elle était de Bcharré et que son projet a pour objet de définir la manière la plus judicieuse qui soit, une modification des fonctions et des formes des bâtiments existant aux Cèdres pour les rendre conformes à la splendeur du site. « C’est positif », renchérit le maître, ajoutant que c’est ce que l’on devrait faire partout au lieu de construire n’importe comment, n’importe où.
« Mais vous, mademoiselle, pensez-vous que l’architecte soit la personne la plus qualifiée pour atteindre ce but ? » « J’adore l’architecture », déclara l’étudiante avec enthousiasme, mais sans vraiment répondre à la question. « Les architectes ne sont pas des modèles d’honnêteté professionnelle, poursuivit le maître. Chez nous, ils acceptent de s’occuper de n’importe quel projet qui se présente à eux, alors que leurs connaissances et leurs expériences personnelles devraient les inciter à la retenue. L’urbanisme est une discipline plus morale parce qu’elle répond aux besoins de la collectivité. Le paysagisme également du fait qu’il est plus respectueux de la nature. Le graphic design, la dernière-née des disciplines basées sur la création des formes, s’occupe de l’esthétique des objets, destinée le plus souvent à leur vente et donc indirectement à l’encouragement de la fabrication d’objets non essentiels. »
« Vous permettez que je vous enregistre, istez ? » « Enregistrez autant que vous voulez. Pour ma part, je constate que ma voix s’est enrouée à force d’être celle qui crie dans le désert sans résultat. » « Vous me découragez, maître, Zaha Hadid était mon idole », interrompit l’étudiante. « Je l’ai connue, dit le maître. Elle faisait partie du petit groupe d’architectes dits «grands» que les clients /promoteurs craignaient d’indisposer au point de ne plus avoir droit à la parole. »
Zaha Hadid avait beaucoup d’imagination et un sens inné de l’esthétique, au moins ça. Les architectes libanais sont des automates, ils acceptent les commandes d’immeubles d’habitation, sachant que le pays en regorge et que beaucoup restent inoccupés. Le pire est lorsque ces bâtiments restent inachevés.
« Par ailleurs, et ceci peut vous intéresser, dit le maître, savez-vous que les cheminées de la cimenterie de Chekka rejettent des gaz toxiques que les vents dominants dirigent vers le cirque des Cèdres ? Des spécialistes affirment qu’ils finiront par faire disparaître le magnifique bosquet des Cèdres. »
Il y a quelques années, la Direction générale de l’urbanisme, constatant qu’une urbanisation désordonnée risquait de faire disparaitre le site majestueux des Cèdres, me confia ce que l’on appelle un plan d’urbanisme. Je l’ai interprété comme devant être plutôt un plan de protection du paysage. Un schéma qui ne permettrait qu’un minimum de constructions neuves en général et rigoureusement aucune aux endroits concernant la perception visuelle du bosquet. Le plan achevé, la DGU me demanda d’aller le présenter aux notables de Bcharré, principaux propriétaires des terres en ce lieu. L’un de ces respectables personnages sortit son revolver et le plaça ostensiblement sur la table devant lui en marmonnant quelques paroles qui ont fait sourire certains. D’autres ont froncé les sourcils.
La DGU me paya rubis sur ongle mes honoraires et un décret officiel en entérina les dispositions. Pendant des années, la principale occupation des ingénieurs de la DGU consista à trouver des raisons juridico/techniques discutables et compliquées pour accorder des permis de construire à pratiquement tout le monde. Ça les fatiguait, et finalement, jugé trop idéaliste et peu pratique, le plan fut abandonné.
On demanda à un bureau d’études local au nom ronflant et jouissant d’une bonne réputation d’établir un nouveau plan. Ce plan dûment approuvé par un nouveau décret ressemblait à s’y méprendre à un banal plan de lotissement qu’établirait une société foncière privée pour vendre des parcelles de toutes dimensions.
« Mais que faire alors, istez ? Vous me démoralisez. » « Rien, répondit le maître, de l’art même, si vous croyez ne pas en être capable. Au cours de l’actuelle régression mondiale, qui ne donne aucun signe de se résorber, beaucoup de professionnels s’y sont adonnés. Une politique de décroissance, qui obligatoirement sera décidée partout dans le monde, conduira à faire quelque chose de ressemblant au sujet de votre diplôme : transformer l’existant. Mais vous, quoi que vous fassiez, soyez curieuse, créative et honnête. Vous ne serez pas déçue. »
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CHAPEAU !
10 h 28, le 03 septembre 2021