Critiques littéraires Traduction

Homère côté jazz

Homère côté jazz

D.R.

L’Odyssée d’Homère, prélude et traduction d’Emmanuel Lascoux, P.O.L., 2021, 496 p.

L’Odyssée est sans doute un des livres qui a le plus alimenté l’imaginaire de la littérature occidentale. Il a été l’objet de dizaines de traductions au cours des derniers siècles, depuis celles innombrables du XVIIe et du XVIIIe siècle jusqu’à celle du grand classique Victor Bérard en 1924 puis à celle de Philippe Jaccottet en 1955 ou encore celles de Frédéric Mugler et Louis Bartollet tout récemment, en passant par celles de Dugas-Montbel ou Le Comte de Lisle au XIXe siècle. Mais il est indéniable que le travail récent d’Emmanuel Lascoux, paru en mars dernier aux éditions P.O.L., marque une rupture décisive dans la longue histoire de la translation française de l’épopée homérique.

Les études homériques ont, depuis Victor Bérard, indubitablement tourné autour des questions archéologiques et philologiques. L’Odyssée, à l’instar de L’Iliade, était considérée comme une source de savoir sur la Grèce archaïque, sur ses relations aux Phéniciens et aux autres peuples de l’Orient. Les traductions étaient toujours le résultat d’interprétations du texte à l’aune de ce souci historique. C’est cela que reprochait déjà le poète Philippe Jaccottet à ses illustres prédécesseurs. Ce qui explique qu’à sa sortie, sa propre version a fait date, s’attachant au texte d’Homère et à sa beauté plutôt qu’à ses référents historiques ou à son historicité.

C’est dans cette optique aussi que se sont situées les traductions qui ont suivi, et que s’inscrit celle d’Emmanuel Lascoux. Mais ce dernier va beaucoup plus loin. La poéticité du texte d’Homère, et donc la difficulté de sa traduction est exposée par Lascoux dans son « Prélude » à partir (pour dire les choses sommairement) de deux points essentiels. Le premier tourne autour de la polysémie des mots grecs anciens, du flottement de leur sens en fonction de leur usage et de leur place dans la phrase. Cette polysémie et ce flottement, qui créent ce que Lascoux appelle « le kaléidoscope » du texte homérique, l’auteur incertain de l’épopée en a joué à l’envie, faisant rayonner chaque mot et briller tous les autres autour de lui de manière inattendue, rendant la possibilité de transposition dans une autre langue extrêmement risquée et coûteuse.

Le deuxième point concernant la poéticité du texte de L’Odyssée, plus important encore, concerne sa musicalité. Il est bien entendu que l’épopée était une œuvre chantée et que les vers étaient donc soumis à cet impératif, ce qui leur donnait un miroitement unique. Certes, et à l’instar de ce qui se passe dans la tragédie, on a perdu tous les repères musicaux accompagnant les récits épiques de la Grèce ancienne. Que ce soit dans le texte originel ou dans les traductions de L’Odyssée, on est toujours réduit à aborder l’épopée de manière prosaïque, au sens littéral du terme, en transformant le chant en récit en prose, ou en vers, davantage déclamatifs que proches de quelque chose lié à la musique des anciens aèdes.

Or c’est bien là que se situe le pari le plus audacieux d’Emmanuel Lascoux. Le traducteur opère ici en musicien et parvient à restituer au texte homérique sa scansion (ou « sa pulsation », comme il dit), son jeu et ses tensions entre construction verbale et phrase musicale. Mais il parvient surtout à rendre perceptible ce qui rendait sans doute l’épopée si vivante et qui faisait sa force en grec depuis l’antiquité : le fait que le récit était le fruit d’une parole immédiate en phase avec un auditoire réel, d’une mise en scène oratoire sans cesse renouvelée de la part des récitants.

Le résultat est sensationnel et transcende brillamment le travail savant dont il est issu. L’Odyssée dans la version de Lascoux semble subitement revenir de l’archaïsme où l’avait embaumé nombre d’interprètes pour se présenter à nous comme un texte contemporain, qui semble se construire sous nos yeux, à nos oreilles, dans l’ici et le maintenant. Les interjections, les onomatopées, l’usage de mots de la réalité d’aujourd’hui, la fluidité que cela donne aux vers se mêlent aux évocations poétiques et héroïques, à un travail minutieux sur les tournures, les formules et sur la multitude d’images si connues. Tout cela semble toujours provenir de très loin, mais nous renvoie aussitôt à notre propre vécu quotidien. Ce qui fait qu’on lit alors L’Odyssée comme un texte totalement neuf, qui nous emporte en nous envoûtant et en provoquant une sorte d’accoutumance succulente à son rythme, à l’instar d’un morceau de rap ou de jazz.


L’Odyssée d’Homère, prélude et traduction d’Emmanuel Lascoux, P.O.L., 2021, 496 p.L’Odyssée est sans doute un des livres qui a le plus alimenté l’imaginaire de la littérature occidentale. Il a été l’objet de dizaines de traductions au cours des derniers siècles, depuis celles innombrables du XVIIe et du XVIIIe siècle jusqu’à celle du grand classique Victor Bérard en 1924...

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