Critiques littéraires Récits

Les goûts de Beyrouth

961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) de Ryoko Seikiguchi, P.O.L., 2021, 256 p.

u’elle soit en pleine ébullition ou quasiment à l’arrêt, bouillonnante d’énergie ou chancelante et blessée, Beyrouth continue d’inspirer des projets et des textes qui la célèbrent et rendent hommage à son histoire, son identité, son âme, toutes choses indestructibles et définitivement pérennes.

Ryoko Seikiguchi s’est attachée à faire le portrait de Beyrouth à travers la cuisine – les gestes de ceux et celles qui la font, les histoires racontées autour des plats, des recettes et des goûts, les souvenirs qui s’y rattachent – lors d’une résidence d’écriture organisée par Beit el-Kuttab et qui se déroula entre le 7 avril et le 15 mai 2018. Cela représente donc 961 heures passées à Beyrouth, nombre magique, hautement symbolique et qui tient de l’heureux sortilège des chiffres. Sekiguchi écrit : « La cuisine est le seul outil que je possède pour me rapprocher d’une ville », et aussi : « Une ville et la cuisine qui nourrit ses habitants sont aussi inséparables qu’un corps et sa voix. Elle me parle, murmure à mon oreille. » Et ces mots sonnent tellement juste tant elle a cette capacité à se mettre à l’écoute, s’imprégner, trouver le ton juste comme on dit en musique que la note est juste. Par fragments, esquisses et petites touches, en 321 étapes pour être précis, elle avance à petits pas dans ce portrait subtil.

« L’acte de manger s’accomplit par étapes : humer les odeurs, écouter les frémissements de la cuisson, ou le couteau qui tranche, tâter de la main ou de la fourchette, mettre un morceau en bouche, chaque chose en son temps, chaque sensation en léger différé d’avec les autres. » L’art de bien manger consiste autant dans la préparation que dans la dégustation, suggère-t-elle donc. Convoquer les cinq sens, être en éveil, savoir recevoir autant que savoir donner, savoir manger autant que savoir cuisiner.

Sekiguchi opère des rapprochements surprenants, entre le Liban et le Japon par exemple, quand elle suggère que la recherche très libanaise de « l’intensité de la vie » serait analogue à la philosophie japonaise de « l’impermanence des choses ». Mais elle croise aussi les habitudes culinaires iraniennes qu’elle connaît bien avec celles qu’elle observe à Beyrouth et souvent, élargit le champ de ses observations à d’autres pays arabes ou africains. C’est cela qui fait l’intérêt de son regard, profondément interculturel, sans jugement mais très informé. Les traditions se juxtaposent, s’enrichissent, prennent du relief, les recettes se métissent, les ingrédients s’opposent ou se combinent et leurs différences composent une symphonie colorée et harmonieuse. Jamais l’auteure ne se pose en surplomb. Au contraire, elle partage ses questionnements, écrit que jamais elle n’a éprouvé « autant de doutes en cours d’écriture ». La modestie de sa posture serait peut-être la clé de la réussite de ce livre, poétique et si singulier.


961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) de Ryoko Seikiguchi, P.O.L., 2021, 256 p.u’elle soit en pleine ébullition ou quasiment à l’arrêt, bouillonnante d’énergie ou chancelante et blessée, Beyrouth continue d’inspirer des projets et des textes qui la célèbrent et rendent hommage à son histoire, son identité, son âme, toutes choses indestructibles et...

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